Il pleuvait, encore aujourd’hui. La drache, pourtant, n’emporte pas tout.

Quelque chose se joue de mes yeux, de mon attention, et danse sur les mots du parchemins que je tente vainement d’étudier depuis une bonne heure. Je savais que ça viendrait, et ce même si savoir quand exactement m’était impossible.

Cette présence, je la reconnais. J’ai passé des jours entiers, des jours heureux, à côté d’elle. Mon intronisation dans la brigade était un rapprochement inévitable, jusqu’à ce qu’un bon (ou mauvais, que sais-je) jour, il réapparaisse. «… Haruka.»

"Qui?"

Le premier. Le vrai premier, celui qui a compté.

Celui qui me raccompagnait toujours à la maison le soir. Celui qui s’assurait que je sois protégé, que personne n’ose me regarder de travers. Celui qui m’a fait réaliser ma faiblesse, à qui ça m’a tout pris pour finalement dire non. L’homme à qui j’ai dit oui des dizaines, des centaines de fois.

Celui que j’ai finalement dû me résigner à refuser.

Il est là, dans le couloir. Juste à côté de moi. Je le sens.

La porte de mon bureau s’ouvre; je me suis levé pour aller voir, aller le saluer avec l’ignoble impression que l’eau avait coulé sous les ponts, mais… non. J’ai vu son dos, j’ai reconnu ses cheveux; il n’a pas changé. Rien n’a changé. La pluie est restée dans les nuages et les mots n’ont jamais été dits. «Haruka? C’est bien toi?»

Bien sûr que c’est lui.

Je n’ose pas bouger du cadre de la porte de mon bureau; c’est comme si j’attendais un signe, quelque chose pour savoir sur quel pied danser. «Ça fait longtemps… » Je suis nerveux, ma voix est incertaine; était-ce même une bonne idée de venir à lui maintenant? J’ai eu peu de nouvelles au fil des années, et maintenant que je le revois, je me sens comme si l’approcher est non-naturel, voire interdit.

"… Il est dangereux, Ao. Fais attention."

Il s’était arrêté, mais n’avait osé cogner. De ses paroles, je comprends qu’il peut entrevoir le secret et qu’ainsi, je ne peux me permettre d’être à vue trop longtemps. Malgré cela, je ne veux pas avoir fait acte de présence pour tout de suite redisparaître.

«Non, c’est assez récent.» J’ai voulu rejoindre la brigade depuis longtemps, il y a simplement que je n’avais aucun moyen de savoir si c’était fait pour moi, si j’étais capable de faire le même genre de travail qu’Haruka.

J’y suis aujourd’hui parce que j’ai réalisé que je le peux. Il n’a pas changé, et moi peut-être un peu trop. Tout ça pour me monter une carrière qui là, dans l’immédiat, me giffle pratiquement à la figure. Jamais je n’aurais attendu la mort de quelqu’un comme lui; il m’est trop précieux. Je n’ai pas non plus tenté de l’éviter… pourtant, je continue de garder cette distance en ne franchissant pas le seuil de mon bureau, comme s’il le fallait.

«Je n’ai pas tant changé moi non plus, tu sais!» Des mots lancés à cause de ce sentiment de familiarité; je parle avec quelqu’un que je connais – normalement – très bien, mais cette sensation se laisse vite dompter par l’incertitude. La timidité. La nervosité.

Après ça, qu’est-ce que je pourrais lui dire? Nous n’avons pas parlé depuis si longtemps, et la dernière fois, la dernière discussion qu’on a eu c’était pour…

Pour… «Ça fait longtemps, c’est vrai… je t’avoue, j’étais un peu inquiet. Je voulais te revoir, prendre de tes nouvelles mais en même temps, je n’osais pas.» Le Ao Yamanaka de cette époque était bien plus insécure que celui d’aujourd’hui, et après ce qu’il a osé faire, il ne pouvait pas se résoudre à revoir le Haruka d’antan.

Mais moi, je veux. «J’avais peur de te faire plus de mal.»

"… Bonne chance."

«C’est gentil, Haruka.» C’est vrai tout autant que ça fait mal. Il peut tout entendre, mais je ne peux tout dire. Le plus effrayant, c’est de savoir que la seule chose qu’il n’est pas prêt à entendre… c’est la seule chose que je devrai lui dire.

«Dans ce cas, je veux te dire que j’ai confiance en toi et que tu m’as beaucoup manqué. Je te promets que je ne te fuyais pas et que cette fois j’arriverai à bien travailler avec toi.» Impossible pourtant de laisser sortir les mots qui tuent, peut-être parce que je suis trop gentil ou parce que je suis lâche. «Il y a des choses que je ne peux pas te dire, même si je le voulais. Je te promets par contre que tu n’as pas à t’en inquiéter. J’ai mes secrets et je ne peux pas te les révéler.»

J’arrête de me cacher derrière mon pan de mur; qu’il puisse voir à travers, qu’il se pose des questions. «S’il m’en vient l’opportunité, j’en parlerai à Kaleah; c’est seulement devant elle que je peux tout dire. Je ne sais pas si tu es prêt à tout savoir, je ne crois pas…» C’est bien l’une des seules choses qu’Haruka vient d’avouer ne pas tolérer, après tout, «… mais je te ferai confiance. J’espère juste que tu ne me verras pas différemment.»

C’est pour moi la meilleure façon de le mettre sur la bonne voie, lui donner une chance de se préparer à la nouvelle – qui sera inévitable –. Dans l’état des choses, je n’ai pas le choix d’agir ainsi, autrement je l’aurais fait. Le secret caché par mon sceau est littéralement le seul qui compte; les autres, je n’oserais même pas les lui cacher.

Haruka est pour moi quelqu’un de très précieux, et je tiens à lui. Pourtant je sais que ce que je suis devenu et les choix que j’ai fait font que tout devient une question de "ça passe ou ça casse"; j’en ai peur.

Ça me terrifie; je connais la force d’Haruka. Jamais il ne voudrait du mal à Ao Yamanaka. Au contraire, il le protègerait. Est-ce que c’est la même chose pour Yaokai Yamanaka?

Je ne crois pas. Je ne sais pas. J’aimerais, mais je n’espère pas. "Ne te réfère plus jamais de cette façon."

«En tout cas, j’aimerais bien savoir comment ça va pour toi, et pour Fuyumi aussi.»

"Lui fais-tu confiance à ce point?"

Je ne suis pas dans la brigade pour rien; j’y suis pour que justement, toutes ces questions qu’Haruka se pose restent sans réponse. Sa main qui traine sur mon épaule est prise doucement, le bout de mes doigts glissant entre les siens. «Non, ne t’en fais pas, je ne suis pas un criminel,», dis-je en riant. J’ai l’air d’en être un?

«Je t’en parlerai un jour. Je te donne sans doute l’impression d’avoir beaucoup changé; il s’est passé beaucoup de choses, c’est vrai, mais je t’assure qu’au fond je suis le même.» Mon apparence a changée, pas moi. Au contraire, je suis devenu davantage moi-même avec ce qui m’est arrivé. C’est quelque chose avec quoi je vis sereinement, et je sais qu’Haruka est amplement capable de le réaliser, et ce même sans savoir exactement de quoi il en retourne.

Il me donne un retour sur la situation de son petit frère, et ça me fait réellement plaisir de savoir que «même s’il fait son difficile, au moins il va bien! Je n’ai pas trop pris de nouvelles de lui, ça me rassure qu’il aille bien.» J’aurais pu, j’aurais peut-être même dû, mais je ne voulais pas risquer de conflit avec Haruka ou même donner de fausses idées.

Simplement, je trouve dommage qu’il ait eu à se débrouiller plus ou moins seul, sans que son grand frère ne soit là. Quant à la petite nouvelle, «j’imagine que tu parles de Sae? La petite indigène?» L’enfant sans nom.

Je suis même certain qu’il parle d’elle; c’est notre seule "nouvelle" actuellement. «C’est une bonne enfant, mais elle est très troublée par son passé. Je l’ai aidée un peu à faire la paix avec, mais c’est très difficile; sa tribu est morte emportée par une épidémie…» La peine se voit sur mon visage, peut-être un peu trop. «Sa façon de parler et de voir le monde est unique, Sae est une très belle personne mais malheureusement avec ce qu’elle a vécue c’est dur pour elle de s’accepter. N’en reste pas moins qu’elle est prête à faire beaucoup d’efforts et à réapprendre.»

Mes doigts se referment davantage sur la main de l’homme que je n’ai pas encore eu la décence de libérer. Il y a longtemps que je n’ai pas tenu sa main ainsi; cela me manquait. «Je suis content qu’elle ait été mise sous ta responsabilité; je sais comment tu es, je sais que tu feras attention à elle. Tu prendras le temps de l’écouter et de la comprendre, je ne pouvais pas espérer mieux.»

Même moi, je n’aurais pas pu m’occuper d’elle et lui montrer la vie comme Sae en a besoin.

«Merci, Haruka.» C’était important pour moi que tu comprennes, et ce même si ta curiosité a du mal à l’accepter. Merci de trouver assez de patience avec moi pour le faire, et de me laisser du temps.

Concernant les questions sur la nouvelle protégée, il me faut un petit moment pour y penser, mais je finis par expliquer que «Sa tribu était chasseuse et cueilleuse, elle a une très bonne connaissance des bois et de comment survivre. Dans ses rêves, elle maniait souvent une lance, mais j’ai cru comprendre qu’elle ne le fait plus. Elle est très résistante et pour tout dire je vois des bases de ce qu’on peut faire en elle.» Sae possède une certaine sensibilité au chakra, comme toi et moi. «La former ne devrait pas être trop difficile, après un peu de rééducation; je n’ai pas eu la chance de voir par moi-même ce qu’elle peut faire, mais je suis certain qu’elle a beaucoup de potentiel et que tu pourras lui montrer bien des choses.»

Je te connais bien, c’est évident pour moi que tu te demandes comment tu pourrais l’approcher. «Vois Sae comme une enfant. Dans sa culture, de ce que j’ai compris, on détermine la féminité ou la masculinité de quelqu’un par les sentiments qu’il ou elle apporte, et par les tâches qu’il ou elle choisit d’entreprendre. Pour sa tribu, elle a déjà eue à accomplir des tâches plutôt "masculines".» Aucune idée d’à quel point ça peut aider, mais si je peut rendre l’adaptation de la petite plus facile je ferai tout ce que je peux.

Autrement, je ne trouve plus trop ce que je pourrais dire d’autre sur elle surtout que je n’ai pas encore fait le tour de tout ce qu’elle se souvient et des rêves qui parfois la hantent et parfois lui font du bien. «…»

Je finis par oser, demandant si «… d’ailleurs, est-ce que tu es occupé aujourd’hui? Si ça te dit, je comptais aller me chercher à manger au marché.» oui, même s’il pleut, «je pourrais te rapporter quelque chose et on pourrait dîner ensemble, discuter un peu plus?» Rester planté en plein milieu des corridors de la brigade ne m'enchante pas, et j'ai réellement envie de savoir comment ça s'est passé ses dernières années. On en a long à dire.

Aussi perchée que nous, pourtant. «Non, ne t’en fais pas trop; ils ont une façon de nommer les choses un peu différente, un peu abstraite, mais ça se comprend bien. Ils nomment les gens par leurs accomplissements ou les sentiments qu’ils évoquent, pas par leur nom de famille. Par exemple, tu pourrais être appelé Haruka-le-brave ou Haruka-aux-couleurs-du-soleil. Ici on dit "ceux qui utilisent le chakra", pour eux le chakra n’est pas un mot concret, donc Sae parle de "ceux qui ont la magie en eux".» Ce n’est pas très difficile à comprendre, mais il verra bien vite que la petite n’a pas grandi comme nous, qu’elle doit apprendre à vivre dans un monde complètement différent. «La seule chose, c’est qu’elle n’est pas habituée à notre mode de vie; elle doit essentiellement réapprendre à vivre. Sa tribu étant nomade, ses croyances lui ont toujours montré qu’arrêter de bouger, c’est mourir. C’est la seule survivante, et elle a été sauvée par des non-nomades, ce qui défi ses croyances. Pour elle, notre façon de vivre est sensée être dangereuse, tu vois ce que je veux dire? En plus d’apprendre à vivre avec nous, elle doit désapprendre des choses qu’elle voyait comme sacrées. Enfin.»

Ce sera le défi d’Haruka, tout ça. Il y aura beaucoup de travail et d’heures supplémentaires en perspective, mais je sais qu’il s’en sortira. Pour l’instant, on passe à autre chose; je pensais n’avoir rien d’autre à dire sur Sae, mais la question est venue juste au bon moment. On a autre chose à rattraper, je veux savoir où il en est plus que je ne veux discuter de la dernière petite nouvelle.

Je lui fais signe de m’accompagner, en même temps je l’écoute. Mission longue durée… ça explique beaucoup de choses, disons ça comme ça. «Il y a de ces gens… Des fois, on est prêt à croire n’importe quoi.» J’en ai entendu des choses étranges, j’ai lu dans les rêves de beaucoup de gens. J’ai l’habitude, mais pas à ce point. «Moi encore ça va; je me suis fait frapper dans l’estomac par un singe-démon déguisé en cuillère de bois. C’était ordinaire. » Après ça, on peut écouter n’importe quoi.

On va tâter le terrain, tiens.

«Je suis allé à Seizan et à Toge aussi, durant l’hiver. J’ai rencontré une femme avec un esprit-renard dans la tête et un moine pacifiste… sabreur. Sortir de Jujou m’a fait apprendre beaucoup de choses, en fait. Dans tous les cas, la religion et les croyances…»

Je lève un peu la main en tournant la tête. Très peu pour moi. Surtout après ce que je viens d’entendre. «Il y a tellement plus de choses à faire que croire et prier. Tu peux bien sacrifier une douzaine d’animaux et utiliser ta barbe comme talisman… mais tu pourrais aussi juste essayer de continuer à vivre.»

… Un peu comme moi, en ce moment. Ce qui s’est passé avec Rei ne me lâche pas, mais je trouve des moyens de faire autre chose et de ne pas me laisser submerger. Je ne serai pas un fou qui cherche un prêtre-nain-unijambiste et qui collectionne les queues de rat, mais… je comprends sa peine. Je comprends qu’il cherche.

Je hoche la tête par deux fois. Deux petits coups qui font comprendre que oui, cette saloperie s’est prise ce qu’elle méritait après coup. Non seulement ça, mais je souris; j’ai sans doute l’air un peu vantard, mais pas question de le cacher.

Autrement, ma mention de Meiyo se fait répondre plus ou moins comme je m’y attendais. "… C’est une bonne question, dis donc. Es-tu un cinglé toi aussi?" S’il fallait s’attendre à autre chose d’Haruka, ça ne serait plus Haruka. Il y a une raison pour laquelle jamais la situation de ma famille n’est venue dans nos conversation pendant nos temps ensemble.

Je cache bien des choses, j’en cachais même avant; on ne peut pas tout dire, même quand on aime. Himitsu est resté caché malgré tout par la crainte de ce genre de pensée; on n’apprécie pas les yokai, je le sais bien. Au mieux, ceux qui peuvent se fondre dans la masse et prétendre à l’humanité sont chassés quand on les découvre. Ceux qui cachent en leur sein quelqu’un comme lui n’ont pas droit au repos non plus. «Non, je t’assure; je l’ai vu moi-même. Non seulement ça, mais il était même sympathique.»

Je pourrais être professeur, enseigner les vraies choses et essayer de les faire changer. Le problème, c’est que je ne veux pas faire ça; partager n’est pas mon point fort, je n’aimerais pas qu’on puisse s’approprier mes pensées.

Même si, ironiquement, c’est ce que je fais aux autres.

Puis il y a aussi que j’ai moi-même bien trop à apprendre pour être professeur et que je ne veux pas avoir cette responsabilité morale d’expliquer aux gens comment vivre leur propre vie. «Peut-être, mais bon… on a tous un petit quelque chose de taré, et je ne me vois pas essayer de changer les gens; je ne veux pas avoir à montrer aux autres comment vivre.»

Je pourrais le faire. «Puis je ne peux pas être un exemple pour tout le monde; j’en ai fait, des choses stupides. Reste que c’est en les faisant qu’on apprend le mieux.» Sans dire que notre relation était une erreur ou un choix stupide, j’ai eu l’occasion d’apprendre; d’une certaine façon, j’ai choisi mon professeur moi-même et je ne le regrette pas.

Par contre, la mesure de mes mots reviennent vite me frapper en pleine face. J’ai l’air un peu plus las et déprimer alors que je marche vers l’extérieur. «… Mais certains n’ont pas la chance d’apprendre de leurs erreurs.»

Rien ne sert d’enseigner aux tarés. Ceux qui ont besoin d’apprendre sont ceux qui sont trop bons pour ce monde. Une réalité qui fait mal, qui me rappelle que la seule fois où il me fallait enseigner, j’ai failli à la tâche. «Juste là, tu vois… je suis content de te revoir, ça me fait plaisir, mais je ne suis pas dans le meilleur état… un de mes genin est … a été … ramené de mission.»

Le ton est assez évident. Mon élève est mort.

"La vie n’est pas toujours juste." Non, elle ne l’est pas. Certains crimes, même ceux les plus haineux, ont derrière eux de bonnes raisons et des justifications qui ne plient pas. Commettre un crime en connaissance de cause, en le regrettant peut-être, n’est pas quelque chose qui s’évite avec de l’enseignement.

C’est bien souvent l’enseignement qui mène au crime, pour tout dire. Les criminels, ceux qui sont dérangés et avec lesquels on ne peut raisonner sont les plus dangereux et les seuls n’ayant aucun remord sont quant à moi les seuls avec qui il est nécessaire d’utiliser la force.

Haruka et moi ne sommes pas toujours d’accord; c’est ce que j’appréciais – et ce que j’apprécie toujours, pour tout dire – de lui. Il a sa façon de penser et m’apporte des idées différentes, j’essaie de faire pareil. Là où il croit que les traitres et les mauvaises gens sont foncièrement mauvais et n’ont pas pu apprendre à le dé-devenir, je crois qu’ils ne le sont pas, mais vivent plusieurs évènements les menant à le devenir, voire qu’ils apprennent à l’être.

Et je ne saurais supporter que quelqu’un à qui j’ai enseigné ose retourner sa veste ou prendre mes propos pour ce qu’ils ne sont pas. «…» Non seulement ça, mais je ne suis pas exemplaire.

Je ferais d’atroces choses à bien des gens. «Pour l’instant ça va, plus ou moins. Je ne dors pas beaucoup depuis, mais c’est normal…» Karuka le connaissant probablement, ou au moins connaissait celui qui l’a élevé.

«C’est possible; il s’appelle Rei. Tu dois peut-être avoir une meilleure idée de son gardien, Haruka Koga,» à qui je ferais des choses tout bonnement ignobles. Apprendre à un enfant comment tenir une lame, lui faire pratiquer l’art de l’assassinat, mais être assez incapable pour ne pas lui enseigner à lire convenablement.

Le passé de Rei ne m’est pas complètement flou, j’ai eu la chance d’en savoir plus sur lui ces derniers mois. «Rei n’a pas eu une vie facile. Il a été enlevé des contrées du nord et est devenu un esclave. On l’a forcé à faire des combats dans des arènes clandestines. Puis il a été pris par un groupe de brigands de l’est. Il a été battu et a vécu dans la violence, jusqu’à ce que Koga Haruka le trouve. Ça n’a pas été mieux après, même en passant par l’académie. Il a vu son premier équipier mourir, l’autre devenir un traitre.» Et après, il est venu rejoindre Chinone, Yui et moi. Puis il est mort.

Quand je dis que certains n’ont pas la chance d’apprendre de leurs erreurs, je sais ce que je dis. D’autres l’ont bien pire; ils n’ont d’autre choix que d’apprendre sur le tas, dans la misère et dans la souffrance pour réussir à ne pas se faire tuer.

Et ils finissent par mourir quand même, en ayant à peine eu droit à un peu de bonheur.

Je laisse la main d’Haruka passer sur mon épaule, même si elle est crispée. J'aurais voulu pouvoir regarder Haruka dans les yeux, voire lever la tête. J'aurais voulu continuer à marcher mais juste à y repenser, je suis en colère; je ne sais pas qui a osé lui faire ça, et c’est mieux que je ne le sache jamais. «J’espère ne jamais tomber sur celui qui me l’a enlevé, je ne pourrai pas me contenir.»

«Bien.» Il ne méritait pas mieux. Ce Koga, quant à moi, ne mérite pas le respect qu’on lui donne. J’espère qu’il saura, qu’il ressentira toute la honte qui lui est due et qu’il pleure la nuit pour la méchanceté et la négligence dont il a fait preuve.

Même Makino, qui n’est pas des plus empathique, comprend ça. Il a de l’honneur, du respect pour les autres. J’inspire par à-coups, lâchant que «oui», Rei était un brave petit. Je regrette de ne pas avoir pu l’encourager davantage, ne pas lui avoir fait mieux voir l’importance de ses idées, le mérite de sa place parmi nous.

C’est la première fois que ça m’arrive. Si j’étais croyant, je prierais aux dieux que ça soit la dernière. Même, celle-là est de trop. Je renifle, la mort et la tristesse me pendant au nez de plus en plus; «pas encore…», c’est trop récent. On s’est arrêté au bord d’une fenêtre; il pleut encore. Depuis le retour de Chinone, il pleut.

Je sais que ça ne s’arrêtera pas.

Rei est dans un sale état; Chinone a marché dix jours, presque à la pluie battante, avec lui sur son dos. On doit se dépêcher à le préparer et l’enterrer. Ma famille fait ce qu’elle peut depuis que le corps a été ramené à la maison.

Une main se pose sur mon front, m’attire jusqu’à ce que l’arrière de ma tête se retrouve calé. Pendant une seconde, je pensais m’écrouler en entier. On me pose une autre question, mais je n’ai pas la réponse. Le noir et le bruit de la pluie ne me laissent pas tranquille, si bien que je n’ai même pas la force d’être fâché. Comme seule réponse, j’essaie de faire non de la tête, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Il a été tué, c’est tout ce que je sais… et qu’on ne me demande pas de le dire maintenant.

J’essayais de me convaincre que j’avais faim. Que je voulais aller acheter à manger, même s’il pleut. À la place, j’ai commencé à me noyer dans mes propres sanglots… au point où je ne sais plus exactement où je suis. Tout ce que j’arrive à faire, c’est sortir des mots stupides et étouffés à moi-même. Si c’est ça, l’être, alors «… je ne sais plus si je veux être ninja…»

Les larmes ne durent pas très longtemps, je réussis à étouffer mes émotions et même si ça me peine, je m’éloigne de l’épaule d’Haruka. Il n’est pas souvent comme ça, mais je ne suis pas en état d’accepter de cette façon son support. J’inspire longuement, puis je lève les yeux vers lui. Je suis désolé, Haruka. Je ne veux pas que nos retrouvailles soient teintées d’amertume, et encore moins dépendre de ta gentillesse comme je le faisais avant.

Visiblement, je ne vais pas bien. Mon regard est vidé, j’ai l’air fatigué, mais je me force à lui admettre que «j’irai mieux quand tout sera arrangé. Je suis désolé.»

"Ce n’est une mauvaise passe, Ao. Tu es plus fort que ça, ça va passer. Je suis avec toi."

Je réussis à m’essuyer les yeux et les joues et, plus difficilement, relever la tête. Ce que je vois alors fait plus mal qu’un coup de couteau. Cet état, je le reconnais. Tu n’es pas nerveux, tu n’es pas seulement déçu.

Tu es blessé, je le sais. J’ai passé des mois dans tes bras à caresser tes joues, à t’embrasser le front. Je sais ce que tu as vécu, les évènements qui ont forgé l’adulte fier et fort que tu es aujourd’hui. Je sais ce que j’ai déconstruit, le jeune homme en toi pour qui j’ai tout fait – tout pour qu’il sache qu’il est aimé, qu’il n’est pas seul dans un monde de fourbes, de lâches et d’impies. Je ne suis pas stupide.

Tu y crois encore, pas vrai? Tu ne veux pas que ça s’arrête, tu ne veux pas perdre cette chance. Tu as sans doute passé ces quatres années à essayer d’oublier… mais je le vois. Ce qu’on avait est trop important pour toi, trop intime et trop sécurisant pour être remplacé.

J’aurais tant voulu continuer, me perdre pour me retrouver dans ton sourire, un peu plus à chaque jour. Parfois, je regrette. Aujourd’hui, plus que jamais. Je regrette de n’avoir eu la force de continuer ce qu'on avait. Avec le décès de mon petit, je regrette d’avoir continué en tant que shinobi… mais je n’aurais jamais pu y échapper.

Ça fait quatre ans que tu attends, que tu anticipes. Tu mérites une récompense, quelque chose aidant à combattre ton mal-être. Combattre le mal par le mal. «Haruka… ne fais pas cette tête-là avec moi, s’il te plait. C’est moi qui suis venu, et tu ne m’embêtes pas. Jamais. Jamais-jamais.»

Jamais-jamais.

Tout arrive en même temps, je ne sais plus où donner de la tête. C’est tout…

Tu ne partiras pas d’ici en t’écroulant, je te le promets. «Je sais que tu t’inquiètes pour moi, que tout a l’air d’avoir changé. Viens ici…» Tout n’a pas changé; j’ai toujours eu à lever les bras bien haut pour t’attraper et te faire un câlin. Tu as toujours eu à te pencher, glisser tes bras contre mes côtes pour me tenir comme il faut et nicher ton visage dans mes cheveux. «Tout n'est pas pareil, mais je suis encore là. Tu restes important pour moi, Haruka.»

Veux-tu le faire encore une fois? Ça te ferait du bien?

J’essaie, mais si tu ne m’aides pas, ça perd son sens.

«…!»

J’aurais répondu plein de choses, sans réellement savoir quoi dire.

Pourquoi faire? Te rends-tu même compte de ce que tu demandes? Comment oses-tu me dire ça, regretter ce qu’on a vécu ensemble au point de préférer que ça ne compte plus? Il en est absolument hors de question!

Heureusement que personne ne voit mon visage, parce que j’ai les yeux pratiquement sortis de leurs orbites. Jamais je n’aurais cru entendre ça, encore moins venant de toi. Autant dire que tu préfères ne jamais m’avoir rencontré, ça serait du pareil au même. «…»

Heureusement que je ne vois pas ton visage. Je l’aurais gifflé.

Bien sûr, ce que tu demandes peut vouloir dire deux choses; est-ce que tu veux dire qu’on se donne une nouvelle chance, qu’on essaie à nouveau, ou est-ce que tu veux dire qu’on mette tout à la poubelle et que plus rien ne compte? Je ne peux pas savoir, et bien trop sur les nerfs pour comprendre ce que tu veux vraiment dire. «Je ne veux pas repartir de zéro.»

Si je le faisais, je retomberais éperdument amoureux de toi.

Je referais les mêmes erreurs, j’oublierais qui je suis et qui j’aspire à être… et je ne m’en sortirais pas. Repartir de zéro, pour moi, c’est d’accepter de n’avoir rien vécu et dire que je n’ai pas appris de mes fautes. «…Je pense à toi souvent, à ce qu’on a vécu aussi. Ça me fait du bien, ça me rassure, et ça compte pour moi. Je ne veux pas tout oublier, tout jeter…»

Ce n’est pas comme ça qu’on grandit, ce n’est pas comme ça qu’on change, et ce n’est pas comme ça qu’on vit. Je n’ai aucun regret de t’avoir rencontré, d’avoir avancé avec toi, et j’espère que toi non plus.

Mais…

«Pourquoi voudrais-tu qu’on efface tout? Est-ce que c’est vraiment ce que tu voulais dire?» De tout mon coeur, j’espère que non. J’espère avoir mal compris.

Un soupir de soulagement de toute aussi courte durée. Sur le coup, ça m’a rassuré; la situation m’échappait, j’avais les nerfs en boule, je me sentais mauvais de laisser mon énervement l’emporter, surtout si près des quartiers de la brigade.

Comment en suis-je arrivé là? Je peine à me rappeler, à comprendre comment ce sujet est venu sur le tapis. Chose certaine, je ne peux pas entretenir les idées d’Haruka, qu’importe à quel point il compte pour moi. Tout déballer m’est impossible aussi; après tout, où en suis-je moi-même?

Un autre silence, similaire à un long « non » qui s’étale. Malheureusement, ce n’est pas faux de le voir ainsi. Je baisse les yeux, je ferme les yeux. Je réfléchis – temps durant lequel, à peine, je fais non de la tête –; je ne veux pas répondre à ça maintenant, et je prie intérieurement pour qu’Haruka n’ait pas posé de nouveau ses yeux sur moi à l’instant. J’ai l’air d’avoir les réponses à toutes ces foutues questions en ce moment? «C’est…»

C’est non, Ao. C’est ça que tu veux répondre. Non. Non.

«… Là, maintenant, je n’ai pas la réponse. Je voudrais te dire que oui, c’est même avec plaisir, mais avec tout ce qui se passe maintenant je ne peux pas.» J’ai échoué. Peut-être par pitié, peut-être par regret, peut-être par faiblesse… qui ici le sait?

Certainement pas moi. Si seulement tu étais revenu un hiver plus tôt… Mes certitudes sont à la poubelle aujourd’hui, et je ne peux rien y faire. Je sais bien que dire « plus tard » aujourd’hui pour dire « non » demain n’est pas la bonne chose à faire, mais pris au dépourvu d’une telle façon et après la tristesse que je viens de causer… incapable de faire autrement.

Comme à l’époque, incapable.

Et cette pensée me donne la nausée. Tu as le don de me tirailler entièrement, au plus profond de moi-même. Me faire oublier qui je suis, qui je veux être. «Ne t’excuse pas, c’est surtout moi qui suis dans une mauvaise passe, je prends les chose de travers ces temps-ci.» Mon regard est fuyant, voir le résultat de mon verdict me terrifie : «Je préfèrerais prendre plus de temps et voir où vont les choses. Là, je ne peux promettre mieux que la dernière fois et je ne veux pas te donner de faux espoirs.»

Une sensation familière qui pourtant ne m’appartient plus. On me tient, pourtant je me sens sombrer, être là où je ne devrais plus. Ces eaux qui n’ont pu s’écouler sont maintenant si troubles que m’y aventurer pourrait me noyer.

Alors pourquoi je m’enfonce? Pourquoi je le tiens aussi, si ce n’est que pour le noyer avec moi?

Si seulement tu étais là quelques mois plus tôt. Si seulement je n’avais rencontré personne d’autre… Je ne vois aucune issue, aucune porte de sortie. Un jour, il me faudra avouer. Comment faire? Quoi dire? Quoi faire?

Je ne veux pas poser mon front à chaque fois contre l’épaule d’Haruka comme je le fais maintenant. Ce n’est plus ce qu’il me faut, ce n’est plus de cette façon que je peux me réconforter. Malgré ça, j’essaie une dernière fois, pas assez fort pour le refuser mais pas assez faible pour l’accepter.

Dans ses bras, contre son épaule, je marmonne. Rien d’important, rien qui ne se comprenne. "Inspire, Ao. Une étape à la fois." «…» Il me manquait. S’il revient aujourd’hui, c’est parce qu’il sait sur quel pied danser, qu’il est prêt à faire face à la musique. C’est moi qui ne le suis pas, encore une fois.

Je sais danser, mais je ne le peux plus. En tant qu’amoureux, je ne le peux plus. En tant qu’hôte d’Hametsu, je ne le peux plus. Rien de ce que je suis ne peut aller dans son sens, et sa confiance – tant envers lui-même qu’envers moi, voire même la Cîme – en serait bouleversé.

«…Quand je saurai comment tout te dire, je le ferai. Je ne suis pas prêt à assumer tout ça maintenant. Je ne peux même pas imaginer comment les prochains mois vont se passer.» On peut me dire que je n’ai rien qui doive être pardonné, mais en réalité… il faudra beaucoup de pardon. Tant que je ne peux même pas imaginer en trouver assez.

«Je veux juste que tu saches; tu comptes beaucoup pour moi et quoiqu’il advienne tu restes un ami précieux.» Je ferai tout ce que je peux pour ne pas te blesser une fois de plus.