À travers les rêves et les cauchemars d’une enfant, j’ai pu découvrir la vie d’une tribu exceptionnelle. Une famille pour laquelle le nom n’a pas d’importance, où son identité change en fonction de ce que l’on décide de faire, du rôle que l’on choisit.

Sae, l’enfant sans nom. La dernière de ce groupe si mystérieux et si fascinant.

À l’occassion, j’invite l’enfant sans nom à se reposer, à revoir à travers le sommeil ceux qu’elle a perdus. J’ai appris beaucoup, même sans les grands détails. Parfois, comme aujoud’hui, je rejoue pour elle à travers mon propre esprit des visages familiers, ces géants gentils qui lui manquent tant.

Et ce dans le but, peut-être vain, peut-être dérisoire, d’apaiser sa conscience. Même si ce n’est pas parfait, mon âme est assez souple et mes illusions assez fines pour lui apporter la chance de s’excuser des malheurs que Sae et sa grande famille a eue à subir.

Les noms changent tout le temps, à chaque fois elle fait des rêves différents. À chaque fois, j’apporte un bout de moi-même à l’intérieur, je guide son coeur à travers les tourments et les regrets jusqu’à la paix, l’acceptation.

Cette faiblesse que l’enfant s’imagine revient souvent. Elle est physiquement chétive certes, mais la force de son esprit est impressionnante, honorable. «N’oublie pas d’où tu viens, sois reconnaissante du temps que tu as passé avec eux. Souviens-toi aussi qu’aucun des tiens ne t’en veut; au contraire, tu es ici pour eux. Tu es Sae, la pardonnée. L’accompagnée.»

La jeune fille est toujours endormie, posée confortablement sur le canapé de mon nouveau bureau. Sur son front, il y a ma main, jusqu’à ce que nos esprit cessent de se frôler et que le revers de ma paume vienne caresser sa joue.

Elle peut prendre le temps de se réveiller; nous avons tout le temps du monde, rien ne presse plus. En attendant son retour du monde des songes, je m’applique à relire quelques documents, repensant vaguement à tout ce que j’ai appris ces derniers temps, et sur l’état des villageois.

Chinone n’est pas encore rentrée, mon étude des sceaux avance à pas lents, je n’ai pas trop de nouvelles d’Akahiko non plus… tout me semble aller au ralenti. «… Est-ce que tu as bien dormi? Te sens-tu mieux?»

Les mensonges des enfants font toujours mal.

Alors qu’elle avoue, après avoir cherché ce qu’elle voulait choisir de dire, je dépose à côté de moi les quelques pages de ma lecture. Sae ne va pas bien, mais elle va mieux; comme à chaque rencontre, je m’applique à lui répéter «une chose à la fois, jusqu’à ce qu’on aille bien.»

C’est quelque chose que je dis et redis, autant pour elle que pour moi. Faire une place à cette jeune fille dans mon univers n’est pas du tout gênant, cependant la nomade apporte son lot de problèmes et d’émotions. Ça n’épuise pas, mais il est important de se souvenir que tout ne peut aller à la vitesse de l’éclair.

Je suis patient avec elle, je veux qu’elle se sente à sa place… ou du moins qu’elle s’imagine laquelle il lui faut trouver parmi nous. Si on ne lui en donne pas la chance, elle ne saura plus où aller et se condamnera à l’errance une fois de plus.

Une main se pose sur celle qui tremble contre le coussin entre nous. Je partage quelques sages paroles qui, même si elles ne sont pas les plus positives, pourront peut-être atténuer son tourment. «… La mort ne s’évite pas toujours. Elle a ses propres voies et finit toujours par nous croiser. Akahiko ne t’a pas menti, je suis certain qu’il a dit ça pour t’aider.»

La vérité, c’est que même les sédentaires meurent un jour.

«La nature n’est pas toujours gentille. Rester au même endroit permet souvent d’être prêt, de pouvoir dire à la mort que le temps n’est pas venu. Ici, on apprend la médecine, ce qu’il faut pour empêcher le mal qui se propage silencieusement dans la nature. Malheureusement, comme on ne bouge pas souvent, on ne les connaît pas tous.»

Sa peau sous la mienne est sèche, usée. Elle ne me dérange pas, pourtant; il vaut mieux une peau usée avec quelqu’un encore dedans qu’une belle peau sans personne à l’intérieur. «Ce genre de mal, on appelle la maladie. Kenichi est un bon soigneur, il apprend les maladies pour les arrêter. Moi, ce que je fais avec toi, c’est t’aider à apprendre qui tu es pour que ton coeur ne se crée pas ses propres maladies.» L’un prend soin du corps, l’autre du coeur. Je ne suis pas médecin, moi.

À sa façon, Sae doit être son propre médecin.

Les secrets de sa culture sont enfouis, et les retrouver est de l’ordre de l’impossible. On se retrouve avec une enfant qui, malgré qu’elle parle le même langage que nous, ne peut ni comprendre ni être comprise entièrement.

C’est le plus difficile.

Il lui faudra apprivoiser une culture qui lui échappe et qui a toujours été, dans son fondement, un danger pour Sae. Même en ayant vu et vécu le risque de ses croyances, elle ne peut pas les abandonner; de manière totale et absolue, c’est le destin qui a détruit son peuple, et de cela elle est certaine.

J’ai beau savoir que non, comprendre que sa situation n’est un résultat venant d’une fatalité, je manque de mots pour réussir à lui expliquer. C’est bien la première fois pour moi que les mots ne connaissent pas leur devoir. Je ne peux pas lui dire que la nature ne les a pas tués, ça implique qu’ils sont responsables de leur propre trépas. En soit, oui. Pourtant, non. Dire ça serait insultant, blessant et sans compassion.

Je ne compte pas devenir Ao-froid-comme-mille-hivers.

Elle est bouleversée, rien ici n’est familier. Rien ne fait sens pour Sae dans notre mode de vie, car c’est ce que le sien a toujours rebuté. C’est comme si on disait "agir ainsi, c’est mourir". Elle est morte, puis elle vit à nouveau au milieu de ceux qui, selon ses principes, sont morts. Elle voit "la vie de la mort".

Alors que pour moi, c’est simplement "la vie".

«Je te le promets, tu ne nous dois rien. Suivre le cours du monde est un remerciement qui est bien suffisant. Sois qui tu es, apprends à comprendre ce que tu as toujours trouvé insensé, et fais la paix avec toi-même. C’est plus qu’assez.»

Qu’elle nous rejoigne, que nous puissions tous marcher seuls, mais ensemble.

Ses origines sont des plus importantes, et je pense avoir trouvé un moyen de lui expliquer.

«Si la voie vous avait amenés plus loin et que la mort blanche vous avait trouvés à ce moment-là, que ce serait-il passé? Tu ne l’as pas trahie, c’est elle qui t’a donné cette chance. Elle n’a pas pu sauver les autres, mais elle savait que tu avais la force de continuer.»