S'égarer dans les coins les plus paumés avait ça de bon qu'on ne risquait pas de l'y fliquer. Hibiki détestait qu'on lui colle aux basques, qu'on pinaille sur le moindre de ses faits et gestes. En tant que genin, il n'était qu'un pion ; mais ses pairs samouraï semblaient penser autrement. Pour un soldat, il avait un certain poids sur les épaules : celui de l'héritage et de la tradition. Alors, il était passé maître dans l'art de s'éclipser et d'éviter ses responsabilités. C'était toujours mieux que d'ouvertement les décevoir. Le bicolore était loin d'être l'élève modèle qu'il fut jadis.

La contrepartie de cette petite tranche de tranquillité, c'était le voyage. L'adage « l'important n'est pas la finalité, mais le voyage » ne lui sonna jamais aussi creux qu'en cet instant précis de sa traversée de l'occident verdoyant. Loin de lui l'intention de vilipender les provinces lovées autour du lac Kousou -il en appréciait grandement la tranquillité et l'air de liberté sauvage-, mais elles étaient si loin de Toge qu'il lui fallait prévoir près de deux semaines pour le retour. Il n'avait donc pas vraiment le loisir d'en apprécier toutes les vertus.

Trois jours après son séjour à Magoi, le voilà en train de nouer la bride de sa monture à l'auberge d'Higoi, le concurrent direct. Force était de constater qu'en dépit d'un climat vachement différent, les deux villages se ressemblaient énormément, adoptant la même architecture atypique. Hibiki eût même l'étrange impression d'avoir traversé la surface invisible d'un miroir, et de se retrouver de l'autre côté. Les gens eux-mêmes se ressemblaient.




Une similitude qui lui permit, sans aucun mal, de distinguer l'unique intrus en présence. Sitôt qu'il écarta les noren voilant l'entrée de l'auberge, son regard fut attiré sur sa silhouette ; celle de la bruyante jeune femme à la tignasse ébouriffée, attablée à la fenêtre. Hibiki s'installa à la table voisine, instinctivement. Son intérêt avait été piqué, assez pour qu'il s'autorise à observer plus avant la demoiselle. À sa vue se mêla son sixième sens, auquel il fit appel pour sonder son chakra ; une inspection qui eût tôt fait de passer pour de la lourdeur aux yeux de l'aubergiste. Après avoir transmis la commande de sa cliente, elle s'extirpa de son comptoir et vint s'interposer volontairement entre les deux tables pour s'enquérir de celle du bicolore.



Sur cette promesse, la bougresse s'en alla secouer les puces de ses quelques employés pour les mettre au boulot. Un lourd soupir échappa au samouraï, qui se laissa aller sur le dossier de sa chaise. Il avait passé trop de temps sur les routes pour ne pas trouver en ce siège rustique et mal dégrossi un réconfort fort bienvenu. Au diable l'ogresse mal endimanchée : tant qu'on s'occupait bien de lui, il pouvait bien faire l'impasse sur sa mauvaise humeur.

Profitant de son absence, il lança les hostilités.



Ses pairs s'en tireraient les cheveux. Ce n'était pas ainsi qu'un samouraï sensé incarner les valeurs d'antan devait s'adresser à la gent féminine ! Une chance qu'ils soient loin, très loin de Higoi. Regard en coin, sourire de mise, l'imprévisible fine lame toisait sa voisine de table avec cet air las qu'on lui connaissait.



Rien de tel qu'un mensonge éhonté pour créer des liens durables entre deux pécheurs parmi les pêcheurs.

La question, jaillissant des lèvres de celle qui n'avait pourtant manifesté que désapprobation et désintérêt jusqu'à lors, lui fit l'effet d'une petite pique. Droit dans ses côtes, à deux doigts du coeur ; c'était toujours pareil, lorsqu'on le poussait dans le moule duquel il essayait sans grands efforts de s'extirper. Celui du samouraï, de l'épéiste honorable qui se résumait à un crédo et à un art martial ancestral. Une étiquette qui lui rappelait d'où il venait, et ce qu'on avait voulu faire de lui.

Un rire sec lui échappa.



Se laissant dévisager sans sourciller, la fine lame ne tiqua qu'au moment où l'illustre inconnue lui demanda la permission d'examiner son arme. Était-il attaché à l'épée au point d'être tiré de son petit jeu d'acteur par une simple requête ? Son expression s'était raffermie, sans se départir de son sourire pour autant. Le demi-masque du soldat penaud et frivole s'était brusquement fissuré.

D'une main, Hibiki tira son sabre rengainé de sa ceinture, et le déposa sur la table face à lui, hors de portée de son interlocutrice. Son regard s'égara sur l'ouvrage remarquable du forgeron, avant qu'il ne reprenne la parole.



Le regard d'or du bicolore bifurqua de l'arme aux prunelles de sa voisine de table. L'intensité du regard du samouraï se révélait, l'espace d'un instant, dans cet échange muet.



Ceci dit, l'épéiste replaça l'arme là où elle se devait de reposer, à son flanc. Il les avait perçus, les regards suspicieux des autres clients. La dernière chose qu'il désirait, c'était de s'attirer des ennuis en portant son bandeau de Toge. Tout irresponsable qu'il était, il avait à coeur de s'éviter les ennuis dont il pouvait aisément se passer.

L'aubergiste choisit cet instant pour faire irruption, déposant une carafe d'eau bien fraîche à la table d'Hibiki. Une occasion de choix pour lui d'enfiler à nouveau son masque de coureur de jupons. Avant que la tenancière ne s'éclipse à nouveau, la fine lame s'éclaircit la gorge et se pencha vers sa jeune amie, en gardant un oeil sur l'ogresse qui le regardait faire.



Pour accompagner ses paroles d'un peu de concret, Hibiki tira de son habit une bourse de ryōs sonnants et trébuchants. De la façon dont il la laissa tomber sur sa table, on pourrait croire qu'il ne s'agissait là que d'une maigre part de sa fortune d'honorable samouraï. Un énième mensonge, savamment articulé par l'un des épéistes le plus fauchés de ce pan du continent.

Mishima Rei. Un nom venait s'attacher à cette entité qui avait su capter l'attention du bicolore en cette soirée qu'il pensait placée sous le signe de l'ennui et de la solitude. Qu'il soit fictif, ou réel, ne revêtait aucune importance aux yeux d'Hibiki, comme il l'avait déjà avancé. Il n'en portait qu'un, contrairement à la demoiselle ; s'il ne pouvait nier le manque que cette absence de nom de famille créait, il n'était pas de ceux qui accordaient du poids aux patronymes. Après tout, ils n'étaient que des appellations, des étiquettes que les hommes s'attribuaient arbitrairement pour être reconnus ou pour s'auréoler de l'aura de leurs aïeux. Des choses superficielles qui passaient largement au-dessus de la tête de l'amoraliste.

Sous ses yeux, l'impertinente Rei s'installa à sa table. En agissant ainsi, elle jouait au jeu d'Hibiki, profitait de son invitation claironnée. Le voilà obligé, pour de vrai, de s'acquitter de la note d'une parfaite inconnue à la curiosité dévorante. Culotté, il l'aurait été s'il s'était offusqué de l'attitude inquisitrice de son amie du soir ; il s'était bien permis de l'accoster ainsi, cavalier, de son propre chef.

Fair-play, il s'empara de la main tendue de Rei pour la serrer avec entrain sous l'oeil circonspect de l'aubergiste, qui les laissait justement pour retourner à ses fourneaux.



Et il n'était pas au bout de ses peines. À l'aube de cette étrange et fortuite rencontre, on le repassait déjà sous la loupe. À peine lui eût-il lâché la main qu'elle s'était remise à gentiment le cuisiner, à lui prêter des devoirs dont il ne s'acquittait pas même pour ses supérieurs. Hibiki aimait rester cool et mystérieux, autant que possible, et préférait habituellement jouer l'étourdi ingénu lorsqu'il s'agissait de tisser des liens avec ses collègues. Jamais il n'aurait pensé avoir à s'ouvrir à une parfaite étrangère, potentiellement dangereuse et sans attaches.

À une vagabonde, d'après ses propres propos. Un mode de vie qui valait en général à ses adhérents une sale réputation, dussent-ils être pourvus du don plus si rare que ça de manipuler le chakra - surtout auprès des envoyés de l'empire. Mais Hibiki ne pipa mot ; il regardait Rei sans sourciller, l'écoutait avec la même curiosité que celle qui s'était éveillée en lui lorsqu'il avait passé le pas de l'auberge quelques instants plus tôt. Il ne brisa son silence contemplatif que lorsqu'une question, clairement formulée, franchit les lèvres de la bavarde.



La question de ses cheveux revenait souvent, si bien qu'il avait fini par la voir comme un véritable aimant à nénettes. C'était le sujet le plus simple à aborder pour lui faire la discussion, après tout. Il n'avait malheureusement pas le moindre élément de réponse à apporter à ses diverses interlocutrices. C'était là l'un des quelques inconvénients de sa condition d'orphelin.

Il n'aimait pas parler de lui-même, et cette brève interaction lui rappelait pourquoi.



En ces mots, la fine-lame fit peser son poids sur le dossier de sa chaise, la faisant danser sur deux de ses pieds en équilibre précaire. Sa question était aussi rhétorique que sincère. Il n'avait jamais été dans les bottes de cette jeune femme : l'empire et le devoir l'avaient toujours tenu en laisse, d'une manière ou d'une autre. Il était curieux de savoir si la vie des vagabonds était enviable à la sienne, bien qu'il se doutait évidemment qu'ils avaient leur propre lot d'ennuis.

Après tout, il faisait certainement partie de ces « ennuis », en sa qualité de soldat impérial.