C’est une histoire trouée, il manque des bouts et je n’arrive pas à être certaine de tout.

J’arrive au palais, j’entre, pis on m’amène. J’suis pas habituée à venir déranger ici, d’habitude quand je vois un problème je le règle toute seule, mais là…

Là j’peux juste pas.

L’histoire de Shingen m’empêche pas de dormir. La mort de Muzan non plus. La soudaine disparission de Kenryoku non plus. Ces trois affaires-là séparément, j’peux essayer de me les expliquer pis de les comprendre t’sais, mais les trois en même temps c’est un peu trop pour moi. Quand on vient rencontrer un supérieur, on arrive avec un rapport; juste un. On fait ça pour ne pas perdre de temps, pour être efficace.

Là, je n’ai pas le choix d’en amener deux, pis ça me fait chier. Tout n’est pas facile, et je suis pas en position de gérer tous les trous. Imagine que tu as trois trous dans la coque de ton bateau, mais que t’as un seul bouchon. Bonne chance.

Après, on me dira qu’un bateau dans le désert…

J’ai cogné, j’ai attendu, je suis rentrée. «Bonjour, madame Hono; merci d’avoir répondu vite, et merci de m’accueillir.» J’attends qu’elle me fasse signe de m’asseoir, puis je prends place. Autrement, je m’approche de son bureau en sortant deux parchemins d’une poche cachée dans mon vêtement.

Oui, je sais, plein d’hommes donneraient au moins un rein pour être à la place de ces papiers-là, mais c’est pas nécessairement une bonne affaire. «J’aime pas venir déranger mes supérieurs et je voulais encore moins déranger le Kage pour ça, d’habitude quand quelque chose se passe j’essaie de régler le problème moi-même, mais celui-là… ‘mettons que c’est pas vraiment mon champ de compétence.»

On le sait j’suis bonne à quoi; frapper des choses pis tuer du monde. Y’en a qui sont surpris quand ils apprenent que je sais lire, même, pis c’est justement ça; je m’occupe des rapports des fois quand y’a personne d’autre de disponible, pis…

Cette fois-là, c’est ce qui est arrivé. «J’voulais vous en parler à vous parce que c’est à propos d’un des rapports de Shingen.» Oui, encore Shingen.

Y’en a pas beaucoup qui savent ce qui est arrivé entre Naoko pis lui, pis encore moins pour leur rencontre avec Hono. Y’a moi et des collègues, mais on sait que ça ne doit pas sortir pour éviter qu’il y ait plus de marde.

Je prends dequoi manger après m’être posée pour parler.

C’est sec, un peu croustillant et c’est bon; pour ne pas avoir l’air d’une grosse pas-propre, je mets une main devant ma bouche pour mâcher et avaler. Ça fait du bien, mine de rien; j’en chie tellement ces temps-ci avec tout le trouble pis la disparition de ma sœur pis toute…

Juste un peu d’attention, une petite affaire demême, ça va loin. «C’est très bon!»

On se met à discuter quand même, parler de la vraie affaire.

Je fais signe que oui; on parle de la même personne, mais ça c’était évident en même temps. On espère un bon commentaire à mettre à son nom, mais en réalité... «… à peu près?»

Mon ton laisse comprendre que je ne sais pas si c’est une bonne chose ou une mauvaise chose, pis honnêtement je veux pas me prononcer là-dessus. C’est pas quelque chose sur quoi je me sens à l’aise d’intervenir.

Pour lui expliquer, je pose le premier rapport qu’on m’a donné. «Ça, c’est ce que j’ai reçu par rapport à l’affaire dans le trou de vers des sables. Quand j’ai lu ça, j’ai tout de suite su que j’allais avoir à l’interroger.»

Les faits ne sont pas écrits dans l’ordre, mais ils sont précis.

Il s’est retrouvé dans le trou avec Muzan et Kenryoku. C’est un fait.
Ils se sont séparés. Encore une fois, fait.
Shingen et Muzan ont été piégés et attaqués par un ver des sables; je doute, mais je ne questionne pas.
Muzan est mort et Shingen a survécu; «tout le reste de son rapport est clair et plein de détails. Cette partie-là, par contre, non; "donc là mon ami est mort en faisant telle chose et telle chose, j’ai été attrapé… je ne me souviens plus de rien j’étais à moitié conscient – donclàj’aifrappétellementfortenutilisanttelmachinetleverm’arecraché – puis après… le ver est parti et m’a laissé tranquille. "»

J’ai pas besoin d’expliquer plus, j’en suis certaine; de un c’est complètement débile d’aller jouer dans le trou, de deux je refuse de croire à un miracle que même Jashin pourrait pas faire, de trois soudainement il ne sait rien mais il sait qu’il s’en est sorti et le reste de son rapport redevient clair, de quatre le ver ne l’a pas achevé. Un ver ne l’a pas achevé quand il est dans un nid.

«Au début j’me suis dit peut-être qu’il ment t’sais – c’est traitre, c’est méchant à dire mais c’est possible – et je me dis que ça aurait pu. Muzan, son meilleur ami, est pas revenu et on a pas de traces. Peut-être qu’il aurait attaqué Shingen une fois séparé de leur autre copain en le laissant pour mort pis que Shingen voulait pas le dénoncer, je sais pas.» Je hausse les épaules. Ça se pourrait.

«Faque j’ai été vérifier. J’ai posé des questions, pis j’ai eu des réponses. Au début, il voulait rien me dire, en chignant comme quoi tu lui as dit de ne plus jamais parler d’un sujet en particulier. Son affaire de yokai dans la tête, là. J’voyais qu’il cherchait un moyen de rien dire pis de détourner pour que je creuse pas.»

Mais j’ai creusé pareil. J’fais rienque ça, creuser. J’ai creusé des tombes pour mes frères et sœurs qui sont jamais revenus, t’sais. J’passe mon temps à ça aussi, mettre des gens dans la tombe. «Il a essayé de me complimenter pis toute, me disant que j’suis belle pis qu’il m’a toujours trouvée séduisante pis ce qui va avec; ça a pas marché non plus.»

Je veux pas étirer ça trop longtemps pour pas qu’Hono me trouve emmerdante. «faque je lui ai fait comprendre que ce que tu voulais, c’est qu’il arrête de raconter des menteries, pis il avait peur que les gens de son temple le jugent ou lui fassent mal, pis Naoko aussi… Mais finalement il m’a dit c’était quoi qui s’est vraiment passé dans le trou.»

Moi j’le crois, mais c’est dur à croire. «Pour ne pas poser de problème il voulait pas le dire, mais ce qui l’a sauvé du ver, c’est le yokai qui était dans sa tête. Un yokai chat – ça va être dur à croire, ris pas – avec des tentacules. Ça sonne stupide, mais on le connaît Shingen; d’habitude il est… on va dire vraiment bizarre. Mais là, il avait l’air sain, même en sachant les traumatismes qu’il venait de vivre. Il reste un peu con, mais au moins là il faisait du sens; il compte aller à Toge pour s’informer là-dessus. Mon seul problème, c’est qu’il était prêt à mentir sur son rapport sans y repenser deux secondes. Si je l’avais pas remarqué, ça aurait pu juste se perdre; si c’est vrai, y’a peut-être un Yokai de plus dans le désert même dans Sakyuu, on sait pas…»

T’sais quoi? J’suis même pas surprise.

Je la vois, sa face changer pis je le vois, ses yeux sortir des gros naginata. Elle est prête à varger sur des choses pis elle sait que ce qui est arrivé avec Shingen est dangereux. Toute cette affaire-là me confirme que j’ai bien fait mon travail, pis que j’ai bien fait de prendre une seconde pour poser des questions.

Je me sens comme si tout était pressé, qu’il faut qu’on se dépêche. «Soit il est encore à l’hôpital, soit il est parti pour Toge. J’va aller voir s’il est pas encore à l’hôpital tout de suite en sortant.» Pour moi le plus gros problème c’était que le rapport était menteur par exprès, pas tant qu’il soit dangereux. Ça reste quand même quelque chose de grave, de savoir qu’un yokai se promène dans la nature et qu’on l’avait sous le nez.

On me donne comme responsabilité d’assurer que Shingen soit le plus vite possible ramené ici. Je hoche la tête : «je te tiendrai au courant quand j’aurai des nouvelles de lui. S’il est déjà parti, j’enverrai une lettre à quelqu’un de Toge pis je m’y rendrai ou j’envoierai quelqu’un.»

Je me lève moi aussi et je lui laisse tous les papiers en faisant encore une fois certain que tout est là. Je salue Hono en lui disant que «c’est moi qui te dit merci. Aussitôt que j’ai des nouvelles, je te dis ça.»

Puis je quitte le bureau.

Ça va faire beaucoup de travail, mais je suis certaine que Shingen sera facile à retrouver. On va lui poser des questions compliquées, peut-être, mais au moins il aura la chance d’expliquer ce qui est arrivé et de dire en quoi il n’est pas un traître. Il a été chanceux que c’est moi qui ait eu son rapport et pas quelqu’un d’autre. Ça va le sauver d’un paquet de marde, parce que là au moins il a quelqu’un pour l’aider à comprendre ce qui se passe.

Ça, pis le fait qu’il n’y aura pas quelque chose dans son cerveau pour répondre à sa place.