Certains membres de ma famille ne reçoivent que très peu de visiteurs. D’autres n’en reçoivent même jamais. Mon père, entre autres, sort beaucoup mais n’accueille pas. Il est peu commun de trouver notre maison complètement pleine, mais tout autant complètement vide. En milieu de journée, on ne reçoit d’ordinaire personne, car il n’y a, plus ou moins, personne.

Je finis par ouvrir la porte, les cheveux fraîchement attachés; même moi, je m’apprêtais à quitter, mais je n’avais plus vraiment le choix. Je suis bien souvent le dernier à sortir de la maison, mes affaires se faisant surtout en soirée, mais c’est peu commun pour moi de faire attendre les gens. J’ai l’intime conviction qu’aujourd’hui, ça risque d’être le cas et que mon dîner avec des amis risque d’être retardé.

Tout comme j’ai l’intime conviction de reconnaître la jeune silhouette qui vient toquer à l’entrée du domaine Yamanaka. Une humble (à lire; modérément opulente) demeure traditionnelle montée au coeur des branches et de la verdure de la Cîme.

Une impression malsaine de déjà-vu.

Je suis resté un instant songeur en entendant le brave petit mander ainsi le Secret, comme s’il le connaissait bien. Puis, j’étais surpris, pour ne pas dire sur le cul. Une main vient à mon visage, pose ses doigts sur ma bouche; clairement choqué de ce qui se trouve devant moi, je l’observe un instant.

«Avant ça, j’aimerais savoir; est-ce que tu te promènes souvent dans les rues du village? Ou est-ce que c’est ta maman?» J’observe l’énergie du petit, je la garde en mémoire et j’essaie de la comparer à ces impressions qui me viennent la nuit; je n’arrive pas vraiment à faire un lien entre lui et ces sensations qui m’obligent à me promener certains soirs.

Par contre, si c’est lui, je ne veux pas qu’il lui arrive malheur, ça c’est chose certaine. «Tu peux entrer; je ne veux pas discuter de ça au-dehors. En tout cas, tu me sembles bien différent de la dernière fois…»

Juste un constat; je sais qu’Himitsu s’amuse à imiter ceux qui vivent ici quand on a des visiteurs; à part ma famille, ces petites opportunités sont ses seuls moment sociaux. Si le petit choisit d’entrer, je lui offrirai un bonbon au sucre et à la rose en passant par la salle à manger, ce qu’on offre à tous nos invités. Fait-maison, bien sûr (vous me prennez pour qui?)

Je le guiderai à travers les couloirs du domaine, pour l’amener jusqu’à la grande pièce; Himitsu est traité comme un véritable membre de la famille, avec sa propre chambre. «Je suis content de te rencontrer; je m’excuse d’avoir douté un peu à l’entrée.» Jamais je n’aurais pensé qu’il ne vienne à moi aussi simplement; ma rencontre avec Meiyo me revient en tête, et je compte bien écouter le jeune enfant.

J’ai encore un doute depuis que j’ai partagé le Secret avec Chinone.

La peur que les évènements d’il y a vingt ans se répète ne me quitte pas, et ce même si je me suis engagé à tout faire pour que mon nom ne souffre plus. J’ai confiance en mon village, en Chinone, mais je ne peux pas accepter que le Secret soit en danger.

Et de ce que j’en comprends, ses congénères qui parcourent nos rues non plus.

On arrive donc au grand salon; une pièce faite pour la distraction. D’anciens plateaux d’échecs et de go encore en état, moult comptoirs et étagères remplies de parchemins, de rouleaux et d’instruments. Une grande fenêtre, pour l’instant fermée, qui peut inviter et laisser entrer l’horizon de la Cîme.

«Si tu veux t’installer, sens-toi à l’aise. Sache que tu ne risques rien ici. Je ne saurais dire de l’extérieur et pour les autres, mais ma famille héberge Himitsu depuis bien longtemps.»

S'il souhaite discuter un peu avec moi, qu'il ne s'en prive pas. Autrement, s'il doit faire vite, je peux aller récupérer celui qu'il cherche.

J’ai toujours eu la tête froide; normalement, je réussis à rester calme et à ne pas ainsi craquer.

J’ai détourné le regard, l’idée que ce qui était un enfant l’instant d’avant ne soit maintenant qu’un morceau de viande – trop attrayant – ne pouvait passer. J’ai fondu pour moins que ça. J’ai fondu en silence pour un genin qui s’est fait tapocher par des singes, je fonds en silence pour des êtres qui soit me sont inaccessibles, soit méritent tant de respect que je ne peux me permettre d’arrière pensées.

«…! Je… Je vois…»

Pourtant, il aurait mieux fallu ne rien voir.

C’est un bien étrange talent, mais bien loin d’être déplaisant. Il me faut un peu de temps pour que mes esprits redescendent sur terre, mais je finis par le guider et l’accueillir chez moi. En l’emmenant, mon avertissement ne vaut pas la peine d’être dit, mais m’amène à comprendre que cette rencontre est peut-être un peu plus compliqué qu’il ne le semble.

«Ça me rassure; je ne connais pas vos coutumes et je ne voulais pas que tu te sentes en danger ou quoi que ce soit. Si ta maman vient cogner à la porte, tu peux la faire rentrer, ça ne me dérange pas. Je reviens.»

Je pars retrouver le Secret caché dans la chambre de l’étage au-dessus. Il est avec nous depuis longtemps, et se souvient bien de la forme de tous ceux qui ont partagé son temps au sein de la famille. Même celle des disparus.

Une forme que j’arrive à reconnaître; une cousine proche, perdue dans les flammes de notre ancienne demeure. Sayuri. Le secret l’appréciait beaucoup et s’amusait souvent en sa compagnie. Après une vingtaine d’années, son visage lui reste toujours aussi limpide, au point que je sais très bien la reconnaître.

Himitsu s’amuse comme il peut; il salue souvent les visiteurs en prenant l’apparence de ceux qui sont absents, ou ceux qui ne reviendront pas. Une façon à lui, j’imagine, d’entretenir les beaux souvenirs qu’il a a su construire parmi nous.

Je l’amène en bas, découvrant qu’une personne de plus était entrée sans grand bruit.

Avec grande politesse, elle se présente.

D’un revers de la main, Himitsu m’invite à lui répondre; c’est qu’il est du genre Secret, d’où son nom. Pas qu’il soit asocial, bien au contraire, mais il communique rarement, et jamais trop longtemps.

Même si la mère m’ignore, je la salue en inclinant la tête vers elle respectueusement.

«Ne vous en faites pas; vous êtes la bienvenue. Je suis Ao Yamanaka. Ma famille fait office de gardien pour lui depuis longtemps, je vous promets que tout ce qui sera dit ici restera secret.»

Elle n’est pas ici pour moi, j’en suis conscient, mais je tiens tout de même à me présenter; si ce n’est que par politesse. Son apparence actuelle me semble jeune, mais j’ai bien appris que les Kitsune peuvent ne pas faire leur âge. Même aujourd’hui, on me l’a rappelé. «Parlez avec lui. Je lui fais confiance.»

Himitsu s’installe sur le bord d’un comptoir, prêt à écouter les raisons qui poussent des membres de son espèce à ainsi venir le visiter. Ça ne lui arrive pas tous les jours.

«Je vais fermer la fenêtre; j’imagine que vous êtes entrée par là. Je préfère éviter que vous soyiez entendus.»

Rien n’aurait su résonner autant, frapper à la bonne porte pour forcer mes émotions à sortir. Assis au sol sur un coussin, j’ai pris le temps d’écouter ce que Kumiho avait à nous dire. C’est quelque chose que je savais plus ou moins; il y a un rite de possession chez les Kitsune, mais je n’ai jamais pu savoir ce que c’était exactement.

Ma rencontre lors d’une visite à Toge m’a bien montré ce qu’est le résultat.

Si le Secret avait voulu se cacher en l’un de nous, il l’aurait fait depuis bien longtemps. J’imagine qu’il n’a jamais osé de peur d’attirer l’attention sur celui qu’il aurait choisi, en forçant son changement d’apparence. Il admet que «je n’aime pas sortir.»

Sans doute a-t-il conscience de cette différence. Je ne connais pas tout des esprits-renards, mais je suis à même de comprendre en quoi ils sont traqués. Pour autant, «je ne trouve pas que votre intelligence soit minime, bien au contraire. Je peux moi-même comprendre ce que ça fait, d’être attaqué de la sorte.» Ma famille a perdue gros pour protéger celui qui a accepté de marcher avec elle.

Je comprends que leur groupe, leur meute si l’on peut dire, a été réduite à pratiquement rien et que pour survivre, Kumiho et le petit ont eu à faire comme mes parents. J’entends l’amertume qui refuse de sortir, la voix blessée qui tente à tout prix de garder son calme.

Un instant, j’observe l’enfant. Il a encore la chance d’être en vie, de la même façon que moi, mais il a perdu bien plus que ce que moi j’ai perdu. «Ça me désole…»

Si je pouvais leur promettre une protection, je le ferais.

Je pense la tête un moment, j’écoute le reste de l’histoire; il semblerait que je n’aie pas besoin de chercher trop longtemps une solution pour eux. Je connais déjà la réponse du kitsune; «j’ai choisi cette famille. Je ne pars pas.»

Pourtant, il n’a jamais su dire pourquoi. Je lui ai posé des centaines de questions, autour de miller de parties de go interminables; jamais il n’a accepté de révéler quoi que ce soit. J’ai toujours voulu savoir pourquoi cet être d’exception, cet esprit magnifique contenant plus d’humanité que tous les hommes que j’ai pu rencontrer, refuse sa propre sûreté pour rester avec nous.

«Il apporte tant de joie à notre famille; je veux qu’il soit en sécurité, mais c’est quelque chose que je ne peux pas promettre éternellement… Si j’en étais capable, je lui laisserais voir le monde extérieur par mes yeux, puisqu’il ne veut pas sortir.» Il s’acharne à rester ici.

J’en ai parlé longuement à Kirei lorsque j’étais à l’Épine; je suis capable de sentir cette humanité qu’il dégage, malgré le fait qu’il soit non-humain. Le visage d’Himitsu reste pratiquement toujours vide, figé. Ses sentiments sont mystérieux, j’ai passé une vie à découvrir comment il se sent au travers de ses agissements. Jamais il n’avouerait ce qu’il ressent, malgré le fait que sa langue soit plus fine que le commun des mortels. En ce sens, il m’apparaît comme un chat blessé, tentant de cacher sa faiblesse à tout ce qui pourrait être un prédateur.

J’ai toujours eu cette impression qu’il s’accroche à l’humanité, qu’il s’attache au rêve de vivre comme un vrai homme, avec une famille. Il ne montre jamais son apparence réelle; je ne la connais même pas. De la même façon, je sais très bien où je l’ai rencontré, mais il ne parle jamais de cette vie qu’il avait avant de nous avoir rejoint. Il peut parler de ma plus vieille parenté, ceux avec qui il s’entendait bien et qu’il a vu grandir, mais jamais du monde extérieur. Il prend la forme de ceux qu’il apprécie le plus; souvent, il prend celle de l’un de nos aînés.

Il ne répond plus. J’ai oublié de dire qu’il était particulièrement têtu.

«…» Je soupire.

Ça n’ira pas bien loin si je ne prends pas un peu les devants;

J’ai déjà choisi pour ma famille; à terme, je dirigerai. «Il y a vingt ans, dans les montagnes bleues, on a brûlé ma propriété. Des rumeurs – fondées, c’est vrai – ont circulé quant au fait que les Yamanaka possédaient un familier, un Kitsune. On a perdu des nôtres, nous aussi… par main humaine.»

Qu’elle sache d’où je viens, et qu’elle sache le danger que vivre ici peut lui apporter : «Le peuple de Jujou ne tolère pas les non-humains, pourtant… je trouve que vous avez une humanité qui vous est propre, une certaine sagesse qui vient avec votre position. Je ne peux pas avoir la conscience tranquille en ne vous avertissant pas de ce danger; Jujou n’est peut-être pas l’endroit le plus sécure pour vous et votre petit.» J’observe sa mère adoptive, puis ensuite je l’observe lui. «Depuis que je l’ai croisé, j’éprouve des difficultés à dormir; j’ai passé des nuits à marcher dans les rues à essayer de vous trouver, de vous avertir. Je suis content que vous soyiez devant mes yeux aujourd’hui.» Ça me rassure, j’arriverai finalement à dormir sereinement, en me disant que je ne suis pas fou. «Je ne sais pas à quel point vous êtes en sécurité, quels sont vos moyens de vous protéger si vous êtes découverts par d’autres, mais…»

«… j’espère que ce Roi pourra vous apporter la paix que vous méritez. Si ça ne comporte aucun danger, pour vous ni pour moi, et qu’il vaudrait mieux qu’il soit présent, serait-il possible pour moi d’accompagner Himitsu? Je comprends si c’est une trop grande requête, mais si je veux assurer sa protection – et peut-être la vôtre, je dois quand même demander à savoir.»

Très vite, le débordement. Je savais que je demandais beaucoup et que je ne devais pas trop espérer, mais… À peine le temps de sursauter que cette soudaine agression en vienne à cesser. Si certes j’avais peur de la renarde en face de moi, ce sont les frissons dans le dos qui viennent du pire.

Ce n’est jamais arrivé avant. Je ne l’ai jamais entendu crier, ni même hausser le ton; l’entendre grogner de cette façon m’effraierais presque… si c’était après moi, sans aucun doute.

Des excuses. Je penche aussi la tête, «c’est moi qui vous dois des excuses. C’était un manque de considération de ma part», et je le reconnais. C’était une demande hâtive, sous le coup d’une anxiété qui, avec du recul, ne se justifie pas.

Ce n’est pas mon danger, mais c’est à moi d’accepter cette méfiance, autant blessante peut-elle être. «Ce ne sont pas mes affaires, mais ce que j’ai vécu me donne l’impression de comprendre, et de vouloir vous venir en aide. Peut-être que je ne peux pas et que je ne devrais pas, mais je voulais laisser cette porte ouverte pour vous comme pour moi.» Je ne peux assurer la sécurité de quelque chose que je ne connais pas, simplement.

On passe à autre chose. «Vivre ici, c’est vivre en paix. Je ne retournerai pas seul dans un monde auquel je ne crois plus. J’ai fait le choix de renier ma nature, de rester dans l’entre-deux de l’homme et de la bête. Je refuse qu’on m’enlève ce choix.»

Une âme tempéramentale qui, comme la mienne, refuse de plier. Je tiens beaucoup de lui; j’admire et je m’obsède à voir toutes ces nuances qui l’amènent à vivre dans le secret, à choisir de ne jamais faire un choix. Le Secret est celui qui, quand la peur de devenir celui que je ne veux pas être me taraudait, m’a appris à avoir le courage de mes convictions.

Il m’a appris à accepter le juste milieu, à danser sur la corde raide de la réalité et de l’idéal.

Seulement, certains entre-deux sont plus difficiles à supporter que d’autres. Un pouce contre la tempe, une main callée sur le front et une paume m’empêchant d’observer l’extérieur, je me mets à méditer sur ce choix.

Je n’ai plus à protéger ce qui ne peut être atteint. J’ai à protéger ce qui empêche ce qui ne peut être atteint de l’être. J’obtiens la chance de lui montrer le monde extérieur, mais pas comme je le voulais. Je n’aurai plus l’opportunité de partager avec lui mes aventures, ce qu’il se passe à l’extérieur en m’assurant qu’il puisse survivre.

Si je ne reviens pas, il peut continuer à vivre.

S’il est avec moi, il devra mourir avec moi. «… J’accepte. C’est sa décision.»

«… J’accepte aussi. Je vous fait confiance; si quelque chose nous arrive, j’aimerais que vous puissiez veiller sur les miens, même de loin.»

résultat du roll:

Un rite simple dans son fonctionnement, mais infiniment difficile dans son exécution.

Le plus grand ennemi d’un tel rituel est le doute; un esprit sain et apaisé reste plus ouvert, capable d’une meilleure plasticité. N’importe qui d’autre aurait été incertain devant une telle affaire… Heureusement, celui qui l’entreprend aujourd’hui le fait en connaissance de cause, en réponse à un enjeu qui lui est cher et contre lequel il n’a pas peur de lui faire croiser le fer de ses convictions.

C’est cette clarté d’esprit qui me permet de garder mon sang froid, d’approcher cette union sans broncher. On m’invoque les dangers et les risques, ma position ne change pas; pour avoir fait la rencontre de la femme-renarde de Toge, la suite des choses ne m’inquiète pas.

Encore assis, j’enlève le coussin sur lequel je m’étais installé pour le retourner et le placer au sol; quand il sera temps, je pourrai poser ma tête dessus. J’ai l’air étrangement serein considérant ce que je suis sur le point de subir, mais «je me crois assez fort pour tenir le coup. J’ai aussi confiance en lui, et en vous.»

La transformation s’opère, la forme originelle de la femme m’est finalement révélée, comme celle de l’être cher. Une apparence qui, selon moi, ne lui va pas, mais qui ne saurait me répugner. L’observer sous sa plus simple expression me paraît pratiquement irréel; à avoir passé une vie près de cet être d’exception et de ne jamais avoir pu détailler son véritable visage me semble si improbable, mais pourtant si vrai.

«Je comprends, c’est sans doute pour ne pas inutilement dépenser votre énergie… et puis je peux me considérer chanceux de voir deux esprits-renards à la fois!» Déjà qu’en croiser un seul est un incroyable signe de bonne fortune…

Je finis par m’étendre.

De haut, l’être cher m’observe et se dissout; je ferme les yeux. Pincé par un léger étouffement, comme quand la fumée d’encens se fait trop forte, mais mains se posent à plat sur le plancher. J’ai à peine le temps d’entendre le corps de la renarde s’installer près du mien que les murs de ma conscience s’effondrent et tombent dans la noirceur.

Puis, moi aussi.

*****

Tout me semble étrangement familier, comme si j’étais victime de mes propres méthodes. J’entends Kumiho, mais je ne trouve pas les moyens de lui répondre. Tout ce que je peux faire, pour l’instant, c’est observer et découvrir.

Je vois d’abord le jardin d’aconit, observant de loin un homme graver une énorme pierre. Je n’ai pas besoin de la voir pour savoir ce qui est écrit dessus; ce sont les mots de ma propre famille, une marque que l’on a choisi de laisser pour que nos futures générations se souviennent à jamais de leurs origines.

«Nous avons peint ces lieux d’aconit en l’honneur de l’esprit des montagnes bleues. Qu’il marche à jamais à nos côtés, que l’on puisse tous jouir des richesses de la nature.»

C’est là que nous l’avons découvert. Caché dans un champ de fleurs.

Je revois tous ces visages, ceux d’une parenté que je n’ai à peine eu le temps de connaître. Lui, par contre, se souvient de chacun d’eux. En détail. Tous les noms, toutes les figures, de ceux qui l’ont accueilli jusqu’à la dernière petite pousse qui a grandi dans ce jardin. Ao Yamanaka, l’esprit bleu qui vit au milieu de la montagne.

Une nouvelle fois, je me sens tomber, perdre le souffle.

J’ouvre les yeux à peine; il fait chaud, rien ne me revient. Mais Himitsu, lui, s’en souvient. La même douleur que se faire planter un milier de couteaux dans le ventre; il a tout fait. Le feu lui rit encore une fois au visage, mangeant avec avidité les âmes qui l’avaient choisi, qu’il avait appris à aimer.

Quelques plus vieux n’étaient plus, ceux dans la fleur de l’âge ont pu se sauver seuls, mais il manquait encore l’enfant. Pourtant, je suis encore là… Son pelage est couvert de cendres, mais il porte sur son dos la seule mission qu’il s’est donné.

Sauver l’enfant. Empêcher une nouvelle fois la Ruine.

*****

Hametsu. «Je m’appelle Hametsu,» l’esprit de la Ruine.

Je ne suis pas chanceux. Je ne suis pas facile. J’ai eu à recommencer à vivre maintes et maintes fois. Je suis un renard qui a affronté le monde en loup solitaire. J’ai essayé, j’ai voulu trouver un endroit où la destruction ne pourrait pas me suivre, où je ne coûterais la vie à personne.

Bon nombre d’hommes sont morts en montagne à tenter de me découvrir. Certains ont dédié toute leur vie à la recherche du secret qui se cache dans les montagnes bleues; devenus fous, ils ont erré jusqu’à leur mort. D’autres se sont perdus dans le froid.

On attend de moi cette chance, cette fortune que j’ai jamais su apporter. Avant de trouver une famille, au moins.

J’ai vécu en homme avec eux… jusqu’à être découvert. Jusqu’à ce que le bonheur que j’ai su apporter se retourne contre eux. Je ne veux plus jamais me montrer, je veux vivre en Secret.

Je ne souhaite cette souffrance à personne. J’ai gardé le mystère de ce rituel pour moi des dizaines d’années. J’aurais pu m’y plier avant, mais ça aurait été à l’encontre de tout ce que je désire. Mes yeux se sont posés sur multiples individus au coeur de moult générations; je n’aurais su choisir, et même si ça avait été fait…

Jamais je n’aurais été satisfait.

Je te choisis, toi. Le dernier enfant à grandir sous ma protection, et le dernier cadeau de la famille Yamanaka à mon attention. Tu as vécu l’abandon, tu as été mis de côté et ignoré pendant tant d’années; je l’ai vu. Nous sommes des êtres incompris, je le sais bien.

Tu es à la frontière, là où l’esprit se sépare du corps; un tout intangible qui se sert du physique comme moyen de s’exprimer. Je suis à la frontière, là où la bête revêt une apparence humaine; à mi-chemin entre l’homme et le monstre, j’utilise les talents de l’un pour m’approcher de l’autre.

C’est avec ces talents que j’ai appris à apprivoiser la solitude.

J’ai compris comment vivre seul, en attendant qu’un jour quelqu’un accepte de vivre seul avec moi.

*****

Au fin fond de tout, là où mes secrets se cachent, il y a quelqu’un. Un visage accroché à un corps que je reconnais. Une personne que je reconnais et que j’attendais. Jamais Himitsu n’a pris cette forme auparavant; je pensais que c’était parce qu’elle lui était déplaisante, qu’il refusait de l’accepter ou qu’il ne pouvait simplement pas la comprendre.

C’est par respect. Il la respecte trop pour la copier de cette façon.

Il me partage ce qui ne m’a jamais été dit, ce qui faisait trop peur pour être admis. Lui et moi, on se comprend. Mon jardin secret, tous les aveux des immondes actes que j’ai commis au fil des années, toutes ces marques de motivation laissées à jamais dans l’obscur dans le but d’un jour lui donner une vie qu’il pourrait apprécier… tout est là.

Dans notre jardin, dans cette pensée qui me suit depuis une vingtaine d’années.

Il finit par parler. Je finis par répondre.

Il est aussi nerveux que ravi, je le vois bien. C'est la première fois que je le vois paré d'un visage avec lequel il est à l'aise de s'exprimer. De tous ceux que ça aurait pu être, c'est celui-là, et rien ne me ferait plus plaisir.

«Je suis… Content.»

«…Moi aussi.»

Un instant de silence. Après ça, qu'est-ce qu'on dit?

Le silence reste un long moment, jusqu’à ce qu’on essaie de me faire ouvrir les yeux, de faire revenir ma conscience à la surface. Mon corps bouge, begaie et essaie d’aligner des mots seul alors que Kumiho veille. «J’entends…» Une voix encore incertaine; j’entends quoi?

«Je vais rester ici, dans un coin de ton esprit… et peut-être me faire un peu de place. C’est possible que tu aies des migraines pendant quelques jours; je m’excuse d’avance. Finis de te réveiller, on parlera plus tard!»

«À plus tard!»

*****

Les sons finissent par revenir, la sensation de quelque chose contre ma joue finit par me faire lentement ouvrir les yeux. Ça prend du temps avant que les mots me reviennent, mais j’entends une voix en plus de celle de la Renarde. Bien dormi?

Je pose mes coudes au sol pour me donner un peu d’élan pour m’asseoir. Mollement.

«Je suis un peu engourdi, mais à part ça… Je me sens bien. Un peu mal à la tête, peut-être, mais je sens que ça va passer.» Une sensation différente; je ne suis plus seul sous ma propre peau. Une sensation agréable; je me sens plus… Complet?

Je souris. Complet, exactement.

Même ma maison me semble différente, comme si je la vois au travers deux regards distincts. On voit la même chose, mais… on ne ressent pas exactement la même chose. J’ai hâte de sortir..!

Finalement assis, je souris à l’enfant, puis à sa maman. «Je suis désolé si je vous ai inquiétés. Merci d’avoir veillé sur moi pendant que j’étais inconscient et de m’avoir accompagné.»

Je ne saurais quoi dire de plus; je trouve le passage de Kumiho et de son enfant plus que bienveillant, et même s’ils ont leurs réserves à l’égard des humains, ils ont quand même bien meilleur fond que la plupart des gens que j’ai rencontré. Un autre regard sur l’enfant; «… comment tu t’appelles? J’ai oublié de te le demander.» Si je suis amené à les revoir, il faut bien que je le sache!

«Si vous voulez rester encore un peu, ça ne me pose pas de problème.» La raison de leur venue est accomplie, mais sait-on jamais; s'ils ont quelque chose de plus à discuter, je veux leur faire comprendre que malgré mon léger mal de tête, je suis prêt à les écouter.