Les rituels étaient toujours les mêmes et le lever difficile, les yeux embués, fatigués, malgré toute la détermination qui était celle de Nagisa. Les jours se ressemblaient, parfois trop au point que l’ennui se faisait sentir. Pourtant, l’androgyne Fujimoto ne faiblissait jamais face aux règles qu’elle avait fini par elle-même s’imposer, surtout depuis qu’elle n’était plus sous la domination de son père. Toutefois, elle demeurait tout de même prisonnière de sa condition, de ce corps, de ses élans, de cette honte de n’être pas « lui ». La vérité ne pouvait jaillir encore, la délivrance non plus. Le « seigneur » avait ses plans, ses serviteurs aussi. La patience, dans le temps et la douleur, était donc nécessaire.

Alors, Nagisa continuait comme elle le faisait depuis des années, à jouer le jeu, à être « lui », à vivre une mascarade. Mais pour devenir un homme, il fallait transcender sa nature et si elle ne pouvait s’amputer de ses atouts féminins, elle pouvait néanmoins tromper le monde à sa façon. Des bandages lourdement serrés sur la poitrine, l’entretien d’une silhouette la plus athlétique possible, des cheveux courts mais lui tombant sur le visage pour dissimuler aux mieux la finesse de ses traits, une démarche « travaillée » pour se défaire des caractéristiques du sexe faible. Un rôle, une comédie qu’elle tâchait d’améliorer aux mieux dans ses attitudes et ses gestes. Si la chance avait offert à la sakyuujin une voix aux sonorités graves qui lui permettait de compléter cette tromperie, sa petite stature, elle, lui conférait une apparence fragilité qui lui faisait défaut qu’elle compensait par un caractère dur, froid et rigide vers tout individu qui oserait à douter de ses capacités. Gare à ceux qui viendraient croiser le vert émeraude de ses yeux sévères. Pour rajouter de l’austérité à sa panoplie, Nagisa ne portait  quasiment que du noir, provocation au soleil ou bien deuil perpétuel, elle ne répondait jamais à la question.

Une fois qu’elle était entièrement apprêtée et en pleine possession de son rôle, un autre rituel plus sournois s’ensuivait, celui qu’elle tenait auprès de son père dont l’esprit se tenait au bord du précipice de la folie. Elle était « son fils  prodigue », l’enfant qui avait réussi à grimper les échelons  dans la hiérarchie et avait atteint son propre niveau de compétence. Régulièrement, Nagisa venait lui présenter ses hommages, à ce père responsable de ses tourments, qui n’avait de cesse de demander ce qu’il advenait de l’enquête de la mort de son épouse. La jeune femme prenait toujours un air grave pour lui signifier que rien n’avançait mais que justice serait faite pour ne pas salir son nom. Mais elle jouait avec ses nerfs, son esprit embrumé par les calmants et le torturait parfois lorsqu’ils étaient seuls, en le soumettant à quelques illusions pour le plonger un peu plus dans sa dépression. Oh le fils était parfait, mais la fille…

Ainsi, il serait libre de croire que Nagisa n’avait aucun cœur, mais bien au contraire, sa sensibilité à la souffrance du monde était réelle et le constat affligeant de la décrépitude des mœurs et des valeurs de l’humanité était une entaille purulente en son cœur. Alors, si elle se montrait sans pitié avec ses ennemis, elle savait tout aussi bien se montrer douce et clémente avec les méritants. Et le reste du temps, elle continuait à jouer son rôle.

La jonin aimait à donner l’exemple, celui de la rigueur et du résultat, qui la poussait à se rendre régulièrement sur le terrain d’entraînement, quand bien même elle arborait trop se mêler à la foule. Il fallait savoir se montrer, s’imposer, noyer les soupçons les plus infimes sous le couvert de la perfection martiale. Irréprochable. Nagisa l’était. Cela faisait déjà quelques heures qu’elle s’adonnait à divers exercices, de renforcement au maniement des couteaux de lancer, ainsi que des instants de méditation pour s’harmoniser avec son chakra. Intimidante, peu de ses compatriotes osait s’approcher, à moins de la connaître un peu, surtout à la vue de la sévérité de ses expressions. Pourtant, alors qu’elle effectuait une pose à l’ombre d’une tente, son regard émeraude se posa sur l’un de ses cadets, un dénommé Sabaku Shiro. Ce dernier était, lui aussi, en plein entraînement et faisait preuve d’une impressionnante dextérité avec son katana, mais aussi dans l’art de ninjutsu. Comment se faisait-il qu’elle connaissait le jeune homme ? Parce qu’elle l’avait déjà remarqué auparavant et, car son nom de famille ne lui était pas inconnu. Effet, dans ses connaissances, il existait une jeune femme répondant au nom de Sabaku Naoko, promue très jeune au grade de jonin, une ambitieuse qui n’était pas sans lui rappeler sa propre hargne. D’ailleurs, cette dernière était la chef d’équipe à laquelle appartenait l’étonnant chunin.

Dérogeant à ses règles habituelles, Nagisa abandonna sa place tranquille pour venir à l’encontre de Shiro, traversant alors le terrain poussiéreux sans se soucier de la gêne qu’elle pouvait éventuellement occasionner. Son regard ne se portait que sur son objectif et quand elle parvint à hauteur de sa cible, sa sombre voix se mit à résonner.

"  Veuillez m’excuser de vous interrompre… Shiro-san. Mais, je vous ai vu et je suis intrigué par les flammes noires que vous dégagiez. Accepteriez-vous de me faire une démonstration ? "

Le visage pâle de Nagisa, à moitié dissimuler par sa chevelure aussi sombre que l’ébène, se portait en direction du jeune homme qui la dépassait de plusieurs centimètres. Toutefois, la jonin ne paraissait en rien intimidé et conservait une expression fermée.

" Sachez que vous n’êtes en rien obligé de concéder à ma demande, je pourrais tout à fait le comprendre. Je suis juste… curieux. "

Un fait rare, voire exceptionnel.

Le sens du respect qui semblait habiter le jeune Shiro était une chose fortement appréciée. Si  Nagisa reconnaissait la valeur guerrière du chunin, pas uniquement pour ce qu'elle avait vu ou bien les propos élogieux de sa congénère Naoko, elle était prête à aussi à saluer l'homme qui se trouvait derrière. Il lui paraissait sérieux, travailleur, écoutait les ordres. Il était en définitive un bon soldat. D'ailleurs, il ne sourcilla pas lorsqu'elle lui réclama une démonstration. Bien au contraire, il se plia à sa demande.

Quand il répondit favorablement, Nagisa le remercia d'un salut de la tête avant de reculer comme il lui réclamait par précaution. Ce fut à cet instant que les yeux sévères de la jonin se concentrèrent sur l'émission chakratique du jeune homme. Elle étudiait ainsi son flux, celui qu'elle pouvait percevoir, et constata qu'il se parut d'une ombre noire. Là, des arcs électriques naquirent tout autour de son bras, faisant naître une curieuse fascination à la jeune femme.

La Fujimoto ne maîtrisait pas encore son flux, elle n'était qu'au balbutiement de son art. Elle n'avait - malheureusement jusque-là - uniquement travaillé sur son corps pour le rendre plus robuste et agile, plus prompt au combat et se défaire de sa faiblesse féminine, tout en cherchant à la dissimuler par le travail du corps. Mais son intérêt se portait aussi surtout sur les marionnettes et c'était leur étude qui lui coutait le plus de son temps. Cependant, nul doute qu'elle comptait combler sa lacune de shinobi en prêtant plus d'attention à la maîtrise de l'élément rare qui coulait en elle : l'eau.

" C'est très impressionnant, Shiro-san. Vraiment très impressionnant. Naoko-san ne tarit pas d'éloge à votre propos, je comprends pourquoi.  "

La remarque de la jeune femme intervint l'instant d'après l'attaque contre le pantin de bois. D'un pas lent, Nagisa se dirigea vers la cible et inspecta la marque encore fumante laissée par le dragon noir électrique qui ne manquait pas de panache, ne serait-ce que visuellement.

" D'apparence, je note que votre raiton possède les caractéristiques classiques de cet élément. Mais je suppose que leur couleur dissimule d'autres secrets, n'est-ce pas ?  Je dois avouer que je n'en ai jamais vu de tel. "

La jonin revint vers lui et se plaça devant lui.

" Puisque vous me le proposez, je dois avouer que j'aimerais en apprendre un peu plus. Accepteriez-vous de faire une pause momentanée ? Je tâcherais de faire en sorte que ma curiosité soit brève pour ne pas interrompre trop longtemps votre entraînement. "

Nagisa était aussi travailleuse que son homologue, et comme elle-même n'aurait sans nul doute pas aimer que l'on vint à l'agacer dans pareil moment, elle savait qu'elle devait faire en sorte d'écouter au maximum son besoin de savoir. Quittant ainsi le terrain pour trouver un lieu ombragé où s'assoir, elle invita Shiro à la suivre.

" Je vous avouerai sans détours Shiro-san que je ne suis pas un homme maîtrisant le ninjutsu. Du moins pas encore. Cela viendra lorsque mes charges seront moins lourdes et que je pourrais m'y concentrer. Toutefois, j'aime à recueillir les impressions de ceux qui le maîtrisent et me réconforte à l'idée de constater que les soldats de notre village sont des êtres valeureux, tel que vous. "

S'asseyant alors et portant ses yeux verts sur la silhouette bronzée du grand chunin, il lui proposa de s'assoie à ses côtés pour converser un peu.

" Toutefois, je sais aussi que tout bon soldat aime à garder ses secrets et aime à entretenir l'unicité de leur talent. Sachez que je ne vous en voudrais pas de ne pas tout me dévoiler, et je vous conseillerais même de le faire, à moins d'avoir une confiance absolue dans les personnes à qui vous en parlerez peut-être un jour. "

Nagisa tentait de mettre à l'aise le jeune Sabaku, montrant à l'instant qu'il n'avait pas à tenir compte de leur différence d'âge ou de grade. Il était surtout question d'échange entre deux soldats et deux enfants de Sakyuu.

Un très léger petit sourire se pointa sur la pâle figure de Nagisa à l'instant même où Shiro mentionna que son amie lui avait parlé d'elle. Il se sentit obligé de préciser que cela fut en bien, chose qu'elle salua d'un mouvement de tête. À vrai dire, il n'y avait pas de raison que le contraire fut possible, car la jonin avait toujours veillé à entretenir de bons rapports avec cette dernière.

"  Me voilà rassurer de savoir que Naoko-san m'estime autant qu'il en est de même pour moi. "

Le fil de la conversation reprit et ce fut à ce moment-là que Nagisa crut commettre un faux pas en mentionnant les dieux et leur inclusion dans la bénédiction accordée à Shiro. Le petit tic qu'elle entraperçut sur son visage lui laissa soudainement à penser qu'il devait être un athée. Une hérésie pour la fervente croyante qu'elle était... mais "Nagisa" se devait être un homme ouvert et compréhensif, loin du jugement. Un homme "bien".

"  Veuillez m'excuser si je vous ai heurté. Je ne souhaitais pas vous mettre mal à l'aise. Parfois, il m'en vient d'oublier que tous les sakyuukins ne partagent pas la même foi. Je tâcherai de faire plus attention. "

Les yeux vert profond de Nagisa se portèrent vers son collègue.

"  Noter qu'il ne s'agit pas là d'un reproche. La beauté de notre village réside aussi dans sa pluralité. Il m'est plaisant de penser que nous sommes tous en capacité de travailler cordialement, quelque soit nos croyances ou notre rang social, tant que le but à atteindre est commun. "

Utopiste discours qui lui donnait envie de vomir. Elle ne croyait absolument pas en ces paroles, mais elle devait jouer la comédie. Que Jashin lui pardonnât ces mièvreries honteuses. Cela était d'une telle indignité... Mais en tendant, elle devait continuer à parfaire son rôle de jonin exemplaire.

"  Vous savez Shiro-san, mes aptitudes de combat ne sont sans nul doute pas aussi extraordinaire que Naoko-san. Le temps que je perds en paperasse nuit malheureusement à mes entrainements... ainsi que mes problèmes familiaux. "

Il n'était pas un secret que le père de Nagisa était un ancien shinobi ayant perdu l'esprit. Il rôdait toujours l'idée qu'il eut assassiné sa femme, certains s'étaient même mis à souffler qu'il aurait pu, aussi, être responsable de la mort de la sœur jumelle de Nagisa... ou plutôt, son assassinat à elle, Natsuki. Le trouble et la honte d'un tel forfait sur le clan Fujimoto avait nuit à leur réputation, raison pour laquelle, la sakyuujin s'efforçait d'en faire toujours plus que les autres.

" Oh, je ne doute pas que Naoko-san trouverait le moyen de m'accorder de son temps. C'est une raison supplémentaire pour moi de ne rien demander. Je n'aurais que trop l'impression d'abuser de sa générosité. C'est à moi de trouver le bon compris dans ma situation personnelle pour me permettre de concilier mes emplois du temps. "

La sakyuujin se montrait complaisante, acquieçant alors devant les propos de son jeune camarade lorsqu'il mentionna l'importance des entrainements. Il lui serait malvenu de penser autrement. Mais lorsque Shiro lui proposa de s'entrainer avec lui, elle sourcilla.

" Et bien... pourquoi pas, Shiro-san. Je serais ravi de vous être utile. Dites-moi de quoi vous avez besoin. "

Sur ces mots, Nagisa se redressa de sa fine taille, prête à sortir ses propres marionnettes ou bien devenir elle-même la cible de son camarade.

Les paroles de Shiro sonnaient comme une hérésie à l'oreille de Natsuki, mais cela ne devait pas l'être pour Nagisa. C'était pour cette raison que rien ne parut sur son visage alors que son sang bouillonnait de dégoût face au discours qui lui paraissait peu sage. Une insulte à Jashin et sa grandeur. Toutefois, son rôle n'était pas de juger, son dieu s'en chargerait tôt ou tard. Là, pour l'heure, elle se devait de simplement être un supérieur exemplaire.

" Inutile, Shiro-san. Ne vous excusez pas de défendre vos opinions. "

Par la suite, la jonin se contenta d'un salut de tête pour prouver qu'elle était sur la même longueur d'onde que son cadet. Mais lorsqu'il souligna sa modestie, un léger sourire apparut sur son visage si stoïque. Voilà un trait de caractère avec lequel elle jouait beaucoup pour interpréter son rôle, peut-être parce qu'elle savait aussi que son frère aurait été ainsi, s'il avait vécu. Une belle image fantasmée de la part d'une sœur jumelle qui avait perdu sa moitié trop tôt.

" Je ne suis pas certain que la modestie est une part dans mes paroles. Je suis surtout conscient de mes défauts. Il me faut toutefois honorer la confiance que le Kage m'a donnée en me permettant d'accéder à de telles responsabilités. Mais je ne suis pas certain que cela fut pour mes qualités martiales, peut-être plus ma rigueur et mon dévouement. "

Laissant sur ces paroles la conversation retombée pour des choses plus raisonnables, il fut alors question d'entrainement. Naturellement, Nagisa avait proposé son aide, notamment pour paraître plus amicale et compenser le temps perdu en discussion. Ils se rendirent tous deux au centre d'un terrain d'entrainement, et une fois sur place, la jonin déploya sa marionnette de combat.

Image de la marionnette:

L'imposant et filiforme pantin arborait une allure de samuraï, katana à la main, et devenait ainsi un adversaire parfait pour le jeune homme.

" Ne pas me ménager ? Je n'en attends pas moins de vous, Shiro-san. "

Prenant ses distances et créant des fils de chakra pour animer son ami de bois, Nagisa mit Murasaki en position. Il s'ensuivrait alors une confrontation franche et direct entre les deux shinobis dont aucun des deux ne souhaitaient se laisser vaincre. Aucun des deux n'avait démérité, d'autant que la jonin fut mise à de multiples fois en difficulté. Son habilité et son propre sens de l'esquive lui avaient permis d'éviter des violences qui l'auraient sans doute broyer sous la rudesse des coups.

Comment le savait-elle ? Elle n'avait qu'à observer l'état de sa marionnette. Les éclairs noirs de Shiro étaient d'une puissance fascinante. Plusieurs parties métalliques du corps de Murasaki avaient fondu sous l'effet de la chaleur, et cela était sans compter que certaines parties de bois du pantin étaient si entaillés qu'il était étonnant qu'elle put le maintenir debout.

Quoiqu'il en était, Nagisa n'en menait pas large. On pouvait deviner quelques gouttes de sueur perler sur son front et son souffle lourd trahissait sa fatigue. D'un pas difficile, la jonin s'approcha de sa marionnette pour l'inspecter.

" Vous n'avez rien à m'envier, Shiro-san. Vous êtes vraiment un soldat impressionnant. Naoko-san n'avait pas menti, bien que je n'en doutais pas. Votre force... j'en serais presque jaloux. "

Un petit sourire en coin, alors que ses yeux se posèrent sur Murasaki. Il aurait des pièces à changer, mais la jonin ne semblait pas ennuyer par la tâche. Au contraire, cela lui montrait les défauts de son arme. Un mal pour un bien.

" Cela était très... instructif. Je vous remercie aussi, Shiro-san. J'ai beaucoup apprécié notre échange et je serais heureux que nous nous affrontions encore. Je pense que nous avons beaucoup à nous apprendre. "

Puis en effectuant un petit geste, la marionnette disparut, se scella en nouveau dans le sceau qui se trouvait sur le bras de la jonin. Elle finit par se tourner une derrière fois vers son cadet, le saluant une dernière fois avant de le laisser sur le terrain d'entrainement. Maintenant qu'elle connaissait la force du jeune homme, elle se demandait si elle devait se sentir fière que Sakyuu put compter sur une force militaire tel que lui ou bien s'effrayer à l'idée qu'il serait, sans nul doute, un futur adversaire. Jashin déciderait pour elle.