Gin arrêta sa course entre les grands pins qui l’entouraient et atterrit gracieusement au sol. Sa piste devenait froide, il fallait réévaluer les choses.

Non loin du village de Toge, elle avait décelé les traces assez récentes d’un groupe de Kodamas. L’apparition de ces créatures dans une forêt bien vivante n’avait en soi rien de très extraordinaire, mais la fidèle de Tsukiyomi ne perdait pas une opportunité pour aller à leur rencontre, étudier leurs comportements et se laisser émerveiller par leur existence. De fait, leur manque d’hostilité vis-à-vis des êtres humains permettait une telle contemplation amicale – il s’agissait, pour Gin, d’une remarquable fenêtre sur les Yokai, précieuse pour approfondir sa compréhension de ces protégés de Tsukiyomi. Mais, pour le coup, il fallait d’abord les retrouver.

La moine effectua quelques signes et une tortue à l’air digne se matérialisa. Sur les écailles de sa carapace scintillait les symboles des pleines lunes qui se succèdent dans les cieux durant une année.

Oy! La femme d’argent. Que puis-je pour ta jeune âme ?

Un sourire étira les lèvres de l’érudite. Décidément, il n’y avait que son Kaminotsukai qui pouvait encore l’interpeller ainsi, faisant fi de son âge. Cela était d’un certain baume. Jamais ne s’était-elle sentie aussi vieille depuis qu’elle était rentrée à Toge… Pourtant, durant ses longues années d’exploration aux quatre coins d’Onogoro, elle n’avait pas senti le temps passer, ou du moins elle ne s’était jamais elle-même considérée comme étant devenue « vieille ». Au village, la donne était différente. Elle sentait, aux regards des moines et de shinobis qu’elle cotoyait, que c’était l’un des premiers qualificatifs qui lui était affublé. Certes, ce regard était toujours empreint de respect et de grande considération – Toge respirait bien assez la noblesse pour mettre ses ainé.e.s sur le piédestal comme le veut la tradition. Mais cela n’effaçait pas une sorte de malaise latent en Gin. Oui, elle était vieille… mais elle était bien d’autres choses également.

Tsukiyama-sama, merci d’avoir répondu à l’appel. Je cherche à retrouver la trace d’un groupe de Kodamas…

L’honorable tortue se concentra un moment, sans doute sur la multiplicité d’odeurs qui embaumait la forêt et qui échappaient aux narines de Gin. Puis, elle fit un signe de tête vers l’est. Gin hocha la tête et la créature disparu. Gin investigua la direction indiquée et son observation attentive des lieux lui permit de retrouver la trace espérée. Parfait, il est encore temps de les retrouver.

C'était le même manège depuis quelques temps. Pour se convaincre qu'elle ne perdait pas son temps, Ume se répétait qu'elle ne faisait que du repérage pour un futur voyage. Un voyage qui finirait pas arriver, il le faudrait bien  un jour. Encore des pensées, aux allures de promesses faites à la lune, qui la hantaient. Première phrase qui se présentait à elle au levé, c'était elle aussi qui l'accompagnait au moment du couché. Samouraï qui se demandait quel chemin il valait mieux emprunter. Lequel lui apporterai la sérénité dont elle avait besoin ? Lequel lui montrerai les réponses à ses questions ? Qu'elle priait la petite ! Elle priait tous les jours pour que ces deux chemins ne soient qu'un. Pour concilier ses deux désirs les plus profonds. Elle observait la route en se sentait bête, une fois de plus, de se tenir là debout sans savoir si elle allait franchir le pas vers les montagnes qui l'avaient vue naître. Un rire, criant sur l'état de ses nerfs depuis quelques temps,  sortait en douceur de ses lèvres, déformant le soupir qui venait à peine de s'échapper. Tournant sur ses talons, la demoiselle reprit sa marche pour rentrer au village. Son regard toujours dans le vague semblait se perdre entre les arbres qui parsemaient le chemin de terre. Elle savait qu'il serait dangereux de se laisser séduire par l'appel de la forêt, que malgré l'attrait de la verdure l'inconnu se terre. Un être monstrueux ? Un cœur tendre ? Qui pourrait en juger sans l'avoir vu. Jeu des regards qui atteignent l'esprit, qui voient déjà le bout de ses bottines s'enfoncer dans l'humus. Sursaut doucereusement ridicule quand son corps semble détecter une présence plus loin dans la forêt. Seule de cette façon, il y a toujours une appréhension, peu importe ce qui pourrait se cacher, pas de différence entre l'homme et le Yokai.

Ume avait l'impression d'entendre des voix, très loin. Guidée par le devoir et l'honneur, elle se devait au moins de s'assurer que personne ne soit en danger. C'est d'abord ses yeux qui la guident avant que son corps ne fasse un mouvement vers les arbres. Elle tenait à se mouvoir avec discrétion. Elle n'aimerait pas réveiller quelque chose qui ne demandait qu'à se reposer au risque de fâcheuses représailles. Elle avait l'impression de glisser à travers la mousse et les pins, jusqu'à la cible qu'elle avait cru déceler. Mais elle se doutait qu'il devait y avoir quelque chose. La fille aux yeux glacés ne se laissait pas emporter dans ses rêveries au point de fantasmer des apparitions. Elle faisait même plutôt confiance à son instinct, d'autant plus quand il ne paraissait pas absurde que quelque chose se cache. Enfin, elle aperçoit une silhouette au loin. Deux silhouettes plutôt ? Le bout de ses doigts vinrent toucher l'écorce fragmentée, se resserrant pour qu'elle puisse s'y appuyer en se penchant. Non il n'y en avait qu'une. Les cheveux d'argent, pas de la même pâleur que les siens, plutôt ceux de l'âge qui avaient eu le temps de se décolorer. Elle cherchait, traquait peut-être. Les sourcils se fronçaient. Elle devait savoir ce qu'elle faisait, nul ne s'aventure dans la forêt sans but, mais son esprit chevaleresque lui criait de proposer son aide, ce serait plus sûr.

Quittant alors sa pauvre cachette, avec un peu plus d'assurance et moins de discrétion, la jeune femme avançait vers la vieille dame. Cette dernière semblait déjà amorcer son départ quand Ume s'annonça"Excusez moi !" Que ça lui faisait étrange d'élever la voix, même si c'était seulement pour se faire remarquer. "Je vous ai remarqué et... en fait je me demandais si vous cherchiez quelque chose de précis. Il n'est jamais très prudent, ces temps ci, de parcourir la forêt. Aimeriez vous un peu d'aide ?" Son visage se parsema d'un léger sourire. Première échelle de la politesse pour une jeune fille bien élevée.

Gin était prête à repartir sur la trace fraichement identifiée mais retint un instant son élan. Ses aptitudes sensorielles avaient capté les signaux d’une présence chakratique dans les environs. Elle se concentra un instant pour affiner leur interprétation… Une présence humaine, sans aucun doute. Ce qui n’était pas nécessairement rassurant… Le Dieu de la Lune en était témoin, il y avait autant d’êtres humains différents que de constellations possibles dans le ciel, chacun porté par son propre enchevêtrement d’expériences, de valeurs, de motivations, de rêves et d’ambitions… Si certains dans ce lot savaient accueillir et refléter la lumière de Tsukiyomi, d’autres étaient aussi opaques que des miroirs ternis. A ces derniers, la moine préférait la compagnie des Yokais. De quel être était-il question aujourd’hui ?

La Souhei observa la silhouette d’une jeune demoiselle émerger des arbres; son approche ne sous-tendait rien de menaçant. Au contraire, son interjection était, à la grande satisfaction de la moine, des plus polies. C’était donc cette kunoichi qui avait croisé son chemin sylvestre. Son sourire contrastait étrangement avec les teintes glacées de ses yeux et Gin se demanda vaguement de quoi pouvaient-elles être le rempart... L’érudite feint une légère surprise et lui renvoya un sourire d’une bienveillant sincère.

Oh, salutations ! Tu me surprends dans un moment de recherche en effet. Précise mais pas trop, il faut laisser place à la sérendipité.

La moine marqua une pause, comme portée par les nombreux souvenirs des expéditions et autres recherches qui ont habitées ses quarante dernières décennies à travers le continent… Beaucoup se sont avérées riches en expériences et en connaissances, mais l’échec de la plus importante continuait à lui serrer le cœur. Encore aujourd’hui, tout la ramenait à celle dont elle avait perdu la trace il y a longtemps – mais l’espoir subsistait.

Les découvertes que l’on fait par hasard sont souvent d’une mystérieuse puissance, n’est-ce pas ?

Le hasard était une manière de parler; à travers ce que ses congénères bipèdes désignaient comme tel, c’est l’expression des voies célestes du Dieu de la Lune que Gin discernait. Mais elle était curieuse de voir quel écho ce « hasard » a pour l’inconnue, s’il en est un. C’est à travers ce genre de questions aussi sibyllines qu’ouvertes que la moine aimait aller à la rencontre des êtres et de leurs vérités... Dans tous les cas, la demoiselle s’était montrée affable dans sa proposition d’aide. Bien que la fidèle de Lune soit habituée à arpenter la forêt dans la plus grande solitude, elle prenait grand plaisir à partager sa passion pour les secrets des créatures de Tsukiyomi. Mais encore fallait-il que son interlocutrice y soit sensible…

Je trouve beaucoup de quiétude dans la forêt, mais je suis également heureuse de partager de la compagnie. Dis-moi, que penses-tu des Kodamas ? En as-tu déjà rencontré ?

Un sourire aux lèvres, les yeux de l’érudite pétillaient de curiosité. En attente de ce que la sérendipité allait faire émerger en ce jour, au sein de ces grands pins.

Se dévoilant à la vieille dame, Ume remarqua une surprise distincte sur son visage. Qui s'attendait elle à rencontrer. Là, dans la forêt près de Toge, il devait y avoir plus d'amis que d'ennemis. A moins qu'elle ne guettait un danger plus grand derrière les pins qui s'élevaient toujours plus près des cieux. Ses pas se rapprochaient alors avec délicatesse de son interlocutrice, si en sortant elle avait maintenu une certaine distance par réserve, il était clair que la mystérieuse silhouette n'avait rien d'agressive. Le sourire s'estompa, la politesse était passée par les salutations, ses intentions avaient été données, le rictus pouvait s'en aller. "Des recherches...?" Vu l'endroit et les précautions de discrétion, elles devaient porter sur les Yokais, les sourcils se fronçaient à l'idée que ces recherches pouvaient se transformer en cruauté vis à vis de cette forme de vie. Poyrtant elle n'avait pas l'air méchante, au contraire c'est la bienveillance qui marquait son visage. "Vous êtes venus observer simplement ou bien est-ce que vous... chassez aussi ?" Les sourcils se froncent en essayant de jauger la vieille dame, la voix de la demoiselle se durcit à la seconde partie de sa phrase. Trop peu de personnes désiraient protéger la vie pour ne pas s'inquiéter des desseins d'une démarche scientifique. Dans le premier cas elle ne pourrait qu'approuver et désirer profondément la suivre alors que dans le deuxième cas elle se refuserait totalement à l'aide. Proposition donnée qui pouvait se reprendre, la Konomuhana comprendrait, elle respectait toutes les vies dans toute sa bienveillance.

Mais elle se radoucissait peu à peu, l'idée d'un hasard qui tomberait du ciel pour indiquer des volontés plus spirituelles, d'instances supérieures à leur petites vies humaines. " Dans ce cas-là, je pense plutôt que les mystérieuses puissances  les mettent sur notre chemin pour une bonne raison. Tout doit avoir une signification, non ? Peu importe en qui vous croyez, elle doit avoir un plan pour nous en tant qu'humanité. J'y vois plus une forme de... de destin." Le "elle" de sa Princesse des fleurs de Cerisier, qui était si chère à son cœur. C'était toujours plus simple d'accuser le destin pour croire aux malheurs que d'invoquer un hasard sans sens. Comment affronter le hasard quand on pouvait se conformer au destin qu'on nous avait choisi. C'était sûrement ça qui l'empêchait de franchir le pas et de se diriger vers Seizan. Si on avait décidé que sa vie était à Toge c'était qu'il y avait une raison, si jusque là on n'avait pas mis sa famille sur son chemin, il devait aussi y avoir une raison. Et c'est ainsi qu'elle ne pouvait que comprendre son goût pour le silence et la paix de la nature. A l'annonce de leurs habitants, un sourire revint sur son visage sans qu'elle ne puisse le retenir. Signe qu'au delà des glaces survivait la flamme d'une excitation enfantine. C'était sûr maintenant, personne ne pouvait de mal à ceux-là, les intentions étaient pleines de bienveillance. "Des Kodamas ? Il n'y a pas de créatures plus douces dans la forêt, j'ai pu en apercevoir quelques uns aux travers de balade mais je dois vous avouer que, c'est sûrement par soucis de prudence, je n'ai jamais osé m'approcher, je ne voulais pas les déranger. C'est eux que vous observez ?" La furieuse envie de l'accompagner pour elle aussi en apprendre plus.


Le visage demandait, sans aucun mot, quel chemin elles devaient emprunter. Les pieds en canard, elle se préparait à avancer dans la discrétion la plus totale, et s'il le fallait elle dissimulerait son chakra pour gagner en secret, sans effrayer les créatures qui pouvaient se trouver là. "Vous avez l'habitude de les étudier j'imagine, est-ce qu'ils sont aussi pacifistes qu'on le dit, même quand on les approche ?" Elle se sentait petite fille de nouveau, qui voulait en découvrir toujours plus sur ce que la nature pouvait leur cacher et leur offrir.

La moine remarqua que la notion de recherche souleva une certaine suspicion chez l’inconnue. Cette dernière se confirma alors que la demoiselle lui demanda si ses intentions étaient d’observer ou de chasser. Elle ne nomma pas explicitement à quel type d’objet d’étude ou de proie elle songeait, mais son expression trahissait une grande méfiance vis-à-vis d’une approche qui s’approprierait le vivant. Voilà qui était très compréhensible, aux yeux de la moine, voir même rassurant vu la sensibilité que la demoiselle dévoilait par son questionnement. Gin lâcha un rire franc et fit un mouvement de la main, comme pour balayer une éventualité qui n’aurait jamais pu être.

Chasser ? Ah ça, non. Je ne suis pas une chasseuse… Ni ma foi ni mon cœur ne me le permettraient.

Gin portait d’ailleurs les amples habits propres aux moines, quoique adaptés pour une meilleure liberté de mouvement. Un regard plus attentif aux étoffes pouvait y déceler ça et là l’emblème des adorateurs de Tsukiyomi. En réalité, c’était là une silencieuse affirmation de la posture que l’érudite défendait coûte que coûte. De fait, elle avait remarqué que, hors du Temple, nombre de ses congénères troquaient leurs tenues moniales pour des habits semblables à ceux des shinobis et autres guerriers auxquels les moines se virent amalgamés suite à la réforme. Comme si, passée la porte du sanctuaire de Tsukiyomi, leur spiritualité devenait secondaire, assujettie aux codes et aux us déterminés par l’armée. Ces comportements la navraient profondément; elle y voyait là qu’une autre manifestation du dévoiement de la vocation moniale depuis la réforme. Pour la fidèle, rien ne pouvait transcender son appartenance au culte de Tsukiyomi. Sa foi était son blason, et elle l’arborait fièrement.

Gin écouta les mots de l’inconnue en hochant la tête. Elle y décela non sans intérêt la présence d’une spiritualité propre à la jeune fille – révérait-elle également une déité du panthéon des Kamis ?

J’abonde dans votre sens; les choses portent en elles un sens qui résonne intimement avec les voies célestes qui nous transcendent. Le reconnaitre témoigne d’une grande sensibilité spirituelle. D’où puisez-vous votre foi jeune fille ?

La moine pondérait particulièrement l’idée du destin. Si elle était convaincue de l’existence d’une grande trame tissée par les Dieux, à la lumière de son expérience du monde, il lui était difficile de croire que certains des agissements humains y puissent être attribués…

Cela dit, de nombreuses forces sont à l’œuvre dans le monde que nous habitons, et parmi ces forces, je crains que certaines s’inscrivent à l’encontre de ces voies célestes… Comment alors discerner le fait du destin et celui des humain.e.s ?

Les évènements des dernières décennies avaient tant chamboulé l’équilibre du monde. La Nuit du Grand Feu. La peur qui s’en suivi. Le fléau de la réforme. La chasse aux Yokai. L’escalade de la violence.

Toute ma vie, je l’ai dédiée au Dieu de la Lune. Je ne peux toutefois pas croire que ce qui arrive aux Yokai de nos jours est le fruit de sa volonté…

Ces pensées recouvrirent les traits de la moine d’une profonde mélancolie. Cependant, l’enthousiasme de l’inconnue pour les Kodamas ne manqua pas de d’effacer ces sombres questions et de ramener l’érudite à la piste qui l’avait amenée à cet endroit de la forêt. Elle s’abandonna à la même excitation que la demoiselle, dont le visage entier rayonnait maintenant de curiosité et d’impatience.

Tout à fait les Kodama ! Comme tu dis, ces esprits de la forêt sont de nature pacifique. Cependant, ta prudence est juste; il ne faut pour autant s’immiscer dans leur intimité. J’ai pris l’habitude de les observer à distance; libre à eux et elles de s’approcher s’iels le souhaitent… Cela arrive ! J’ai même déjà reçu de petites offrandes de leur part… Vraiment, ce sont des êtres fascinants qui, j’en suis certaine, ont beaucoup de choses à nous apprendre sur l’organisation sociale des Yokai…

L’amour que portait l’érudite à ces esprits était palpable, tout comme sa joie sincère de le partager. Sa retenue usuelle était tombée – il lui semblait maintenant clair qu’elle se trouvait devant une personne qui partageait sa sensibilité vis-à-vis des enfants de Tsukiyomi.