805, hiver, midi

Il n'était pas rare d'entrevoir la grande carcasse de Kazumasa dans les cuisines du domaine clanique. En toute modestie, il se considérait bon cuistot ; il y avait passé du temps, derrière les fourneaux. Le clan n'avait jamais fait la moindre différence entre les garçons et les filles, lorsqu'il s'agissait des tâches et corvées. Naturellement, l'héritier n'y avait pas coupé, et avait appris aux côtés de ses aînés à se débrouiller un couteau en main.

Une compétence salvatrice, puisqu'il avait bien du mal à trouver quelqu'un d'assez attentionné pour cuisiner pour lui sans essayer de l'empoisonner ou de lui jeter un sort, contrairement à celui qui avait fait irruption dans les cuisines.

« J'ai envoyé les petits s'occuper de mes montures. Leurs petits poulains sont bien beaux, mais il faut les mettre un peu à l'épreuve, dit Kazumasa en étouffant un rire gras. »

Visiblement très amusé par son idée, l'aîné affairé à remuer une louche dans une énorme marmite de ragoût lança un coup d'oeil enjoué par-dessus son épaule, à l'adresse de son petit frère. Une joie qui s'étiola brutalement lorsque le benjamin lui rappela sa relation avec leur paternel s'était récemment dégradée.

L'expression de l'héritier se fit lasse, résignée. Il avait bien du mal à comprendre ce qu'il se tramait dans les têtes des siens ; ou plutôt, bien du mal à leur enfoncer un peu de raison dans le crâne par les mots. D'autant plus qu'il savait quelle part il avait dans cette tambouille rudement épicée, ce qui le gênait fondamentalement.

« Tu es un homme, maintenant. Vos caractères ne vont pas en s'améliorant... ouff ! commenta Kazumasa, qui venait de s'ébouillanter la gueule en goûtant à son ragoût. »

Le tintement de la louche qu'on égouttait en la fracassant contre le bord de la marmite sonna, comme le ferait un clocher, l'heure des négociations. Abandonnant son plat sur le feu quelques instants, le colosse tira une chaise vers la table où s'était installé Hisao, avant de s'y asseoir à l'envers, les bras croisés sur le dossier pour supporter son menton velu. De sa poigne désinvolte, Kazumasa s'empara d'un petit pain, qu'il croqua sans ménagement pour tromper la dalle.

« Tu peux me rappeler ce qu'il s'est passé exactement, il y a trois semaines ? Si on veut raisonner notre vieux loup, on va devoir s'en tenir aux faits, et la jouer fine. Il n'a jamais aimé avoir tort, tu le sais aussi bien que moi, suggéra l'aîné, qui ne pût s'empêcher de jeter un coup d'oeil à sa marmite par-dessus son épaule. »

L'exercice était familier au géant. Peut-être avait-il même aidé à forger sa sagesse, sa faculté à raisonner ses pairs en douceur. Entre son père au coeur dur, son jeune frère renégat et son encore plus jeune frère espiègle, Kazumasa avait eu affaire à moult profils tous aussi difficiles à faire tenir dans une même pièce sans qu'elle n'éclate en engueulades empreintes de l'obstination qui caractérisait tant les têtes de mules qu'étaient les hommes Tenma.

Alors, il s'y adonnait, sans rechigner. Cette fois, il n'avait pas de désertion à gérer, donc il était assez confiant en ses chances d'arriver à un énième compromis. Rien n'était jamais facile, cependant, lorsqu'on désirait faire affaire avec les Tenma... même lorsqu'on était l'héritier en personne.

805, hiver, midi

À nouveau, la friction provint des attentes de Daigoro. Un traitement auquel Kazumasa n'était évidemment pas étranger. Au contraire, il achevait sa trente-sixième année de vie sous la tutelle du chef des Tenma, dont l'autorité sur les affaires du clan n'avait rien à envier à celle des empereurs d'Onogoro sur leurs provinces. Autant dire qu'il comprenait parfaitement la position de son frangin, à ça près que lui ne pouvait pas se vanter d'être le meilleur dans sa discipline...

« Ne me parle pas d'arc. Je sens que je vais encore me ridiculiser au Ganjitsu de cette année... soupira Kazumasa, qui retournait déjà à ses fourneaux. »

Le yabusame serait, encore une fois, au menu des festivités. Tout le monde attendait la prestation de l'héritier des Tenma, comme à chaque fois que le clan tenait cette démonstration d'adresse. Kazumasa y avait, lui aussi, battu des records : voilà plusieurs années qu'il parvenait à être le pire des membres du clan du Cheval Ailé, ne faisant mieux que les néophytes qui s'y essayaient qu'une fois par an. Ce n'était pas faute d'entraînement, pourtant. Même à son âge, il se retrouvait à être harangué par son paternel des heures durant... sans grand succès. S'il pouvait se servir de son inaptitude mémorable à l'arc pour remonter un peu le moral d'Hisao, il n'avait aucun problème à ressasser son incompétence.

Il goûta à nouveau son ragoût, avant d'y ajouter quelques pincées d'épices, la mine pensive.

« Je ne veux pas te faire porter le chapeau, loin de là, mais je pense que tu prends tout ça trop à coeur, avoua-t-il, toujours penché sur sa préparation. Tu sais à quel point Daigoro est dur. Il n'est pas plus tendre avec moi - seule notre mère doit savoir ce qu'il pense vraiment, ce à quoi ressemble son coeur lorsqu'il ne joue pas le rôle du chef du clan Tenma. »

S'il adoptait une telle position, c'était pour jouer le rôle du médiateur. Pouponner son petit frère et le conforter bêtement ne les mènerait qu'à renforcer l'indignation brûlante qui l'avait poussé à venir se confier. Kazumasa pouvait ressentir la passion dévorante qui poussait les mots hors de la bouche d'Hisao ; il ne pouvait sciemment pas attiser cette flamme noire pour se ranger bêtement de son côté. Le seul feu qu'il alimenterait en ce jour, et il se le jura silencieusement, serait celui de ses fourneaux.

Il ne pouvait pas non plus se résoudre à aliéner son père. Il le savait, que ses méthodes étaient trop rudes. Mais il savait également que c'était ainsi qu'il avait lui-même été éduqué. Il faisait partie des premières générations de Tenma ralliés à Seizan, après tout. La rigueur inflexible de leurs aïeux leur avait permis de se creuser une place de choix dans les affaires de la cité militaire, alors on l'avait perpétuée jusqu'à Daigoro.

En un sens, Kazumasa était le véritable raté. Son coeur doux et rayonnant ne pourrait jamais se résoudre à adopter une telle sévérité avec la chair de sa chair, il le savait. C'était aussi son tendre palpitant qui l'exhortait à essayer de comprendre son géniteur, à essayer de réconcilier ses frères avec leur père en dépit de tout ce qui les séparait. Ce qui était loin d'être une mince affaire, au vu des passifs des uns et des autres, pour ne pas citer Seikyuu en particulier.

L'aîné se retourna, s'asseyant à moitié sur le plan de travail qui bordait l'énorme marmite pour faire face à Hisao.

« Nous pourrions aller la voir. Seina est la seule qui détienne les clés du coffre fermé à double tour où se terre le coeur de Daigoro, déclara le colosse, sa voix empreinte d'une pointe de résignation. Mais je pense deviner ce qu'elle aura à en dire... »

La réponse qu'il entrevoyait ne satisferait personne, tant elle était prévisible et impersonnelle. Assez pour que Kazumasa préfère garder le silence, soutenant le regard de son frère comme pour l'inviter à lui-même deviner la rengaine de Daigoro.

805, hiver, midi

L'amertume gagnait Kazumasa, alors qu'il se surprenait à penser que son frère était tristement prévisible dans ses réactions. En tant qu'aîné, que protecteur et que responsable d'une partie de l'éducation d'Hisao, il ne pouvait se laisser aller à porter de tels jugements sur son benjamin, celui qu'il avait couvé tout particulièrement.

C'était un aveu d'échec, et Kazumasa détestait l'échec. C'était là l'un de ses défauts mortels, dont il espérait tirer le meilleur, d'une façon ou d'une autre.

Alors, il regardait tristement sa préparation, le visage fermé, bien qu'il fasse face à son belliqueux frangin. Il n'aimait pas le regarder, lorsqu'il s'emportait contre leur père ; il détestait croiser son regard lorsqu'il exprimait avec autant de franchise la jalousie qui le rongeait. Ce n'était pas ce qu'il voulait voir dans les yeux de ceux qui partageaient son sang. De colère, sa poigne se serra sur le bois solide du plan de travail ; et le bois craqua. Un son qui étouffa subitement son ire silencieuse, comme s'il désirait la cacher au plus jeune des fils de Daigoro.

« Soit, dit-il finalement, en se dressant de toute sa hauteur, abandonnant le plan de travail où s'était imprimée sa poigne d'acier. C'est une façon de crever l'abcès, alors allons-y franco. Jusqu'à preuve du contraire, j'ai toujours été de ton côté ; alors épargne moi les conséquences du comportement de notre vieux père, asséna Kazumasa, d'un ton qui se voulait sans appel. »

Il était rare de voir l'aspect inflexible de l'héritier émerger. Lui qui faisait l'effort d'être agréable avec tous, de se montrer le plus doux possible, savait pourtant défendre les limites qu'il fixait lui-même. Là, seulement, il laissait entrevoir l'aperçu de ce qu'il avait hérité de Daigoro. Une facette qu'Hisao trouverait peut-être hideuse, présentement ; à sa discrétion.

L'aîné retira la marmite du feu, qu'il étouffa. Couvercle posé, il poussa la porte des cuisine et donna de sa voix grave pour appeler les marmots qu'il avait envoyés s'occuper de ses montures, les invitant à venir se servir.

Une tempête de têtes blondes et de bavardages enfantins s'éprit des lieux. Au coeur de ce cyclone figuré, le gentil géant s'adoucit, servant les garnements sans manquer de leur ébouriffer la tignasse sous son énorme paluche. Ce n'était pas sans rappeler le sort qu'il réservait jadis à Hisao, alors qu'il n'était qu'un enfant, comme ces petits ogres affamés. Lorsqu'ils filèrent des cuisines pour aller s'installer dans la grande cantine clanique, Kazumasa poussa la porte dans leur passage, la scellant à nouveau, en même temps qu'il regagnait son sérieux.

« J'irai avec toi. Si tu prends ma mesure pour une trahison, tu pourras alors constater qu'il n'en est rien, poursuivit Kazumasa. La dernière personne à te trahir, après notre mère, ce serait bien moi, et tu le sais. Du moins, je l'espère. »

Évidemment, il n'allait pas concourir avec leur mère, lorsqu'il était question d'être du côté d'Hisao. L'héritier n'en pensait pas moins, pour autant ; mais lui avait passé l'âge des éclats et des ressentiments.