Sais-tu, sais-tu pourquoi, Shira...

Cela faisait bien longtemps que Shiranui n'avait pas foulé de ses pas hésitants ces terres où le sable par endroit devenait immaculé. Figé dans une expression contemplative, son visage ne laissait rien transparaître de l'émotion qui la traversait au moment présent, perdue dans les souvenirs d'une vie passée dans le désert. Pour quiconque, tout désert en valait un autre : les dunes, le sable, un océan doré à perte de vue. Mais elle les connaissait, elle, les recoins, les merveilles, les curiosités. Elle connaissait le chant de la brise du matin et la mélodie du vent du soir.

Sais-tu, sais-tu pourquoi le sable devient blanc ?

Cela faisait indéniablement bien longtemps qu'elle n'était pas venue ici et pourtant elle reconnaissait cet endroit. Elle aurait pu situer très exactement l'emplacement de leur campement, du feu de camp, de la grotte qu'ils avaient choisi pour conduire les différentes cérémonies.  Peut-être même, si elle cherchait bien, qu'elle pourrait retrouver l'un des dessins gravés par la main d'Oyabi, lui qui souhaitait devenir le meilleur Tisseur que le clan n'ait jamais connu. Chaque opportunité était bonne pour laisser une trace de son passage. Shiranui s'était moquée de lui, à l'époque.

On raconte qu'il a oublié sa couleur...

Elle passe la main sur le long turban qui enveloppe sa tête. Voyager seule dans le désert ne lui faisait plus aussi peur qu'avant. Elle était née ici, elle savait reconnaître les signes et les présages. Pour autant, de nombreuses menaces planaient, et elle savait qu'il était suicidaire de s'éterniser. Son clan l'avait durement appris. Elle s'agenouilla un instant dans la grotte des rituels passés, murmurant une prière à Dame Soleil, convoquant la mémoire de sa famille. Ô Amaterasu, puisses-tu les étreindre de ta chaleur bienfaisante et veiller sur eux... Le silence tranquille du désert l'enveloppa. Elle était seule.

Fais plaisir à ton Obaasan, Shira, n'oublie jamais ta couleur d'accord ?

Elle se redresse finalement, époussetant le sable qui accrochait son pantalon en soie du désert. Elle vérifia son barda, prit une grande inspiration et se mit en route, inquiète du soleil déjà déclinant. Il était temps de rentrer à l'oasis et de laisser ces souvenirs derrière elle. Il n'y avait rien de bon à se morfondre dans les moments passés, avait-elle apprit. S'en souvenir était suffisant. Bien décidée à quitter les lieux pour ne plus jamais y remettre les pieds, Shiranui ne pu cependant s'empêcher de s'interrompre dans sa marche un instant. Il lui semblait avoir vu quelque chose...

Une silhouette ? Elle ne savait pas s'il s'agissait d'un fantôme venue la tourmenter ou d'un yôkai, mais ce qui était sûr c'est que ce n'était sans doute pas un voyageur : rares étaient ceux qui s'attardaient dans ces contrées hostiles plus que quelques instants. Muée par la curiosité plus que la méfiance, elle se dirigea à pas feutrés en direction de ce qu'elle avait cru discerner. Un haussement de sourcils stupéfait vint ponctuer la découverte : un homme gisait, inerte, sur le sable. La Souhei regarda autour d'elle, méfiante. Sa grand-mère lui avait conté suffisamment d'histoire sur les yôkai pour savoir qu'ils pouvaient prendre d’innombrables formes.

Le gémissement pitoyable qui s'échappa de l'homme finit cependant de la convaincre d'aller l'aider. Au moins était-il toujours en vie... Elle s'approcha à foulée lestes et fut rapidement à ses côtés.

─ Est-ce que vous pouvez m'entendre ? elle demande d'une voix douce.

Pas de réponse.

Elle observe rapidement l'homme : grand, fin et clairement pas habillé convenablement pour une excursion dans le désert. Un voyageur en déroute ? Mystère. Elle regarde une nouvelle fois autour d'elle. L'abri le plus proche était, inévitablement, la grotte. Les voies d'Amaterasu étaient insondables.

─ Pardonnez ma rudesse, lui murmure-t-elle avant de l’attraper sous les bras pour le traîner jusqu'à l'abri de fortune, invisible à tous sauf à ceux qui connaissaient déjà son emplacement.

Il était plus lourd qu'il n'en avait l'air, mais les années passées à faire ses corvées dans le Temple du Soleil avait affermi les muscles de la Souhei. Lorsqu'ils furent tous les deux dans l'ombre bienvenue du renfoncement, elle entreprit de l'examiner un peu plus en détails. Sa peau était rouge du baisé du soleil. Il ne semblait avoir aucune autre blessure apparente, et si ses vêtements étaient légèrement déchirés, elle mettait ça sur le compte de leur inadéquation à leur environnement. Force était de constater que l'homme était un parfait inconnu venu d'une autre terre. Soit. La bienveillance d'Amaterasu ne s'arrêtait pas aux limites du désert.

Elle entreprit de déballer son barda. Il serait trop dangereux d'affronter le désert de nuit et cette mésaventure lui avait déjà fait perdre une précieuse heure. Elle s'humecta les mains de l'eau tiède de sa gourde pour venir les poser sur le visage brûlant de l'inconnu. Shiranui, enfant du désert, était bien au fait que l'un des principal danger de cette contrée en était bien la chaleur.

Elle espérait seulement ne pas être arrivée trop tard.

CEYLAN

Shiranui fut sans doute aussi surprise que son interlocuteur lorsqu'il ouvrit l’œil, et plus encore lorsque la lame de son katana manqua de l'embrocher ─en tout cas, de son point de vue. Bravo Shira, c'est ça, laisse son arme à un parfait inconnu se rabroua-t-elle. Ce n'est pas parce qu'un homme a frôlé la mort qu'il est inoffensif. Heureusement pour elle, son interlocuteur avait plus de bon sens qu'elle et sembla retrouver assez rapidement ses esprits. La Souhei le vit baisser son arme avec un certain soulagement, ne doutant pas qu'il devait savoir bien s'en service vu la vitesse à laquelle il l'avait saisi pour se protéger.

Sa voix grave raisonna dans la petite grotte et mille questions semblaient déjà l'assaillir. Quoi de plus normal, après tout ? On ne pouvait pas vraiment dire que la situation dans laquelle ils se trouvaient était des plus prévisible. Elle se redressa à son tour, agacée de le voir se lever aussi vite malgré une ostentatoire insolation. Ah, ces hommes et leur égo elle marmonne pour elle même. Elle rebouche distraitement sa gourde, gardant une distance raisonnable du dénommé Tenma Ojin qui, enfin, se rassoit. Elle hoche la tête à sa dernière question, avant de lui tendre l'objet.

─ De l'eau et du repos, elle répond d'un ton sévère. Remerciez Amaterasu que je sois tombée sur vous, vous étiez bon pour devenir le prochain festin les charognards.

Elle observe un instant le visiteur venu de Seizan. Il lui semblait désorienté. Elle s'adoucit. Bien sûr qu'il n'avait pas choisi d'être là, il suffisait de le regarder pour le conclure.

─ Je suis Shiranui du clan du Mille-Pattes, Souhei du Temple du Soleil. Vous êtes bien loin de chez vous, Tenma-san. Pour elle, le Village des Montagnes Bleues n'était qu'un nom exotique parmi tant d'autres, elle qui n'était jamais allée au delà des dunes. Elle étouffe sa curiosité émergente et continue. Le désert est inhospitalier aux visiteurs, et vous n'avez clairement pas l'air ─sauf votre respect─ dans votre élément. Que vous est-il arrivé ?

Devait-elle contacter le village ? Si une délégation de Seizan s'était perdue dans le désert, cela signifiait un certain nombre d'ennuis en devenir, à n'en pas douter.  

─ Quoiqu'il en soit, vous êtes bon pour rester à l'ombre encore un moment. Le soleil mord plus fort qu'un Nekomata ici.

CEYLAN

Elle écouta avec attention l'histoire de son interlocuteur. Les tempêtes de sable étaient redoutables, mais celle qu'ils avaient dû affronter devait être l'une de celles qui ne s'étendait guère ─suffisamment cependant, elle n'en doutait pas, pour perturber des chevaux élevés dans les montagnes. Outre ce constat, l'inquiétude saisit Shiranui. Si la tempête de sable était encore fraîche, cela voulait dire que les vers étaient de sortie. Elle garda cette information pour elle, ne souhaitant pas accablé le voyageur plus qu'il ne l'était déjà. Elle prend le temps de rassembler sa mémoire pour répondre à sa question.

─ Non, elle murmure, je n'ai pas croisé vos compagnons. Mais ce n'est pas si étonnant, je ne passe pas par les chemins conventionnels, elle ajoute, pour le rassurer. Il est même assez facile de deviner leur prochaine escale, qui aurait été aussi la mienne si je ne vous avais pas trouvé : il y a un oasis non loin d'ici. Le plus grand de cette partie là du désert, à vrai dire. Il me semble raisonnable que votre groupe s'y soit arrêté pour s'occuper de vos montures et y passer la nuit. Un détail ne cesse cependant de la titiller. Quant à la votre, de monture, est-elle... ?

Elle ne termine pas sa phrase. Elle a déjà entendu les histoires de ces clans nomades qui liaient leurs vies à leurs chevaux.  Il s'agissait peut-être d'un détail sensible, si l'animal avait bel et bien péri dans la tempête. Elle ne connaissait après tout que bien peu de choses à propos de son interlocuteur. Sa dernière question lui fit légèrement pencher la tête de côté alors qu'elle lui adresse un sourire qui fit briller ses yeux d'espièglerie.

─ Eh bien, je pourrais vous laisser à la compagnie des vers des sables ou des yôkai du désert, si vous le préférez. Dans le cas contraire, il faudra bien vous habituer à ma présence, car je n'ai pas l'intention de vous laisser reprendre votre route dans votre état.

Il y avait quelque chose de ferme dans cette affirmation : elle connaissait la tendance qu'avaient les voyageurs à sous-estimer le désert. Si elle avait son mot à dire, cet homme n'en serait pas une de ses victimes aujourd'hui. Peut-être était-ce pour cela qu'Amaterasu avait guidé ses pas vers lui, après tout ? Elle s'éloigna un peu de son interlocuteur, passant la main sur les parois de la grotte, en reconnaissant les motifs et les reliefs. Si sa mémoire était bonne... Ah. Il était rare que le clan ne parte sans laisser quelques objets et nécessaires de survie dans son sillage. Les nomades réalimentaient les réserves lors de leurs passages.

Elle trouva en effet suffisamment de bois sec pour alimenter un petit feu. Elle rassembla ses trouvailles dans un coin. Sentant le regard de son compagnon de fortune sur ses gestes, elle explique.

─ Si la chaleur du jour est mortelle, la froideur de la nuit l'est tout autant, surtout à Nissa no Kuni. Le soleil se couche rapidement dans ces contrées, cela surprend souvent les voyageurs. Elle ne donnait pas plus d'une heure avant qu'ils soient dans la nuit complète.

Elle rejoignit Ojin avec sa seconde trouvaille : de la viande séchée ─de mouton ou de chèvre, conclut-elle à l'odeur.  Après avoir partager les ressources avec lui, elle s'agenouilla, toujours à une distance raisonnable de son interlocuteur. Elle ne souhaitait pas le mettre mal à l'aise et gardait à l'esprit qu'il restait un inconnu. Un inconnu armé, qui plus est. Elle l'observe quelques secondes.

─ Voilà ce que je vous propose, elle annonce finalement avec un sourire au fond des yeux. Vous me partagez une histoire de Seizan, et je vous conte un récit du désert. Qu'en dites-vous ?

CEYLAN

Un sourire vint s'accrocher au visage de Shiranui à l'apparition de la petite flamme qui vint alimenter le kiseru. Ainsi donc, il pratiquait aussi le Ninjutsu ? La fumée s'éleva en arabesque, ondulant dans la question qui plana un instant. La Souhei prit le temps d'y réfléchir en rassemblant le bois sec devant elle. Que connaissait-elle de Seizan ? Pas grand chose, était-elle forcée de constater. Ses années passées à étudier les textes sacrés dans le Temple du Soleil lui avait appris qu'on y vénérait principalement la trinité de Dieux et Déesse Hachiman, Futsunushi et... Omoikan.

Maintenant qu'elle y pensait, n'avait-elle pas entendu le nom de cette dernière de la bouche de son interlocuteur ? La situation ne lui avait pas laissé le temps de s'attarder sur ce détail pourtant intéressant. Elle darda son regard noisette sur Ojin, comme pour essayer de lire à travers lui. Le plus simple était encore de demander, après tout.

─ J'ai entendu dire que le Temple du Fer est l'une des fiertés de votre village. Je serai très intéressée de savoir ce qu'il se raconte sur ses Kamis vénérés, elle avance. Comme je n'ai jamais eu l'occasion de quitter le désert et le Village des Dunes, partez du principe que j'ai encore tout à apprendre de vos récits  et que je ne connais de toute façon rien de vos secrets.

Sur ces mots, elle souffle à son tour une lapée de flammes à partir de son propre Katon sur le petit bois. Après tout, nous avons tous les notre, de secrets, semblait dire son regard qui brillait à la lumière du feu nouvellement créé, une lueur espiègle au fond des yeux.

CEYLAN

Le Souhei opine du chef à sa question concernant Amaterasu, avant de poser les mains sur ses cuisses, en position d'écoute. Curieuse ambiance qui les entourait, alors que les volutes de fumée virevoltaient dans les airs et que leurs ombres commençaient à grossir sur les parois à mesure que Dame Soleil déclinait dans le ciel. Shiranui, sans trop s'en rendre compte, se surprit à se détendre, comme en proie à une habitude depuis longtemps oublié.

Peut être était-ce l'endroit.
Peut-être était-ce la voix grave d'Ojin qui accompagnait ses mots, suspendu dans l’écho de la grotte qui avait déjà était témoin de milliers d'histoires à travers les générations, à n'en pas douter.

Shiranui se rappelait les longues soirées chaleureuses, bercée par les contes d'Obaasan, au déclin du soleil et aux premiers murmures de la nuit. Elle n'avait pas eu l'intention de ressusciter cette scène, mais ne pouvait s'empêcher d'en remarquer les similitudes. Ils n'étaient que tous les deux cependant. Deux voyageurs perdus, chacun à sa façon. La Souhei écouta avec attention, sans interrompre, nota mentalement ses dires au font de son esprit, pour une future prochaine soirée à déclamer des mots dans l'obscurité. Elle remarque la concentration de son interlocuteur et le sérieux qu'il insuffle dans ses paroles, comme par peur de les déformer. Puis, de façon à peine perceptible, le ton change, tout comme l'histoire.

Focalisée sur Ojin, les ombres dansantes à la lueur des flammes, Shiranui se demande où s'arrêtait vraiment la portée de cette histoire qui mettait en scène le pauvre destrier. Elle ne décèle rien sur le visage du samouraï, et n'insiste pas malgré ses interrogations. Elle se contente de ponctuer l'histoire, d'une voix plus douce que précédemment, presque un murmure.

─ Puisse Arauma servir Susanoo là où il se trouve désormais. Il aura fait preuve de plus de courage que bien des humains dans leur vie.

N'étions-nous, après tout, pas tous l'Arauma de quelqu'un d'autre ? A quel point était-il acceptable de nous laisser amoindrir pour l'objectif d'un autre ? Shiranui savait que les samouraïs suivaient un bushido strict et bien plus étouffant que les vœux d'un moine ou la loyauté d'un shinobi. Elle se demandait dans quelle mesure cela avait bien pu influencer la vie du jeune Tenma. Les histoires n'étaient que rarement prononcées en vain.

─ Je vous remercie de votre histoire, elle déclare sur un ton presque solennel en inclinant la tête, ignorant son excuse.  

Elle resta songeuse un instant, laissant un silence s'installer, mesurant la portée du propos et ce que cela lui évoquait.

─ Comme promis, j'ai également un récit pour vous, elle finit par déclarer en croisant le regard de son compagnon de fortune. Elle m'a, curieusement, été comptée à cet endroit même, il y a de cela bien des saisons. Le feu craque doucement. Souhaitez-vous l'entendre ? elle demande avec une étrange intensité, presque une mise au défi ─à moins que ce ne soit un avertissement, la métaphore d'une porte de sortie.

Dehors, le soleil s'était éteint.

CEYLAN

Elle hoche la tête à sa réponse. Alors qu'il s'installe, elle lève les yeux à son tour, hommage silencieux à la personne qui lui avait, la première, partagé cette histoire. Puisse-t-elle, elle aussi, être au côté des Kami bienveillants. Le vent froid du soir s'engouffra brièvement dans la grotte, bousculant les flammes et la ramena finalement à la réalité. Elle se lève, pose sa main sur la paroi irrégulière et commence, la voix presque chantante, à la façon de ceux qui ont déjà conté mille et uns récits.




─ Il y a de cela bien longtemps, quand le sable était encore rouge du baiser du Soleil et brûlant de l'étreinte d'Amaterasu, vivait un homme. Un début somme toute bien classique, car chaque histoire se doit de commencer dans la sécurité et le cadre du conteur pour mieux transporter les oreilles attentives par la suite. Cet homme, modeste, ne possédait rien : ni bien, ni compagnie, ni ambition. Il était seul au milieu du désert. Il était né ici, avait grandi ici et savait, au plus profond de lui, qu'il mourait ici. Il voyait déjà sa fin dans les dunes : grains de sable retournant dans la grande roue de l'Ordre Céleste. Il était en paix avec ce qu'il était, ce qu'il fut et ce qu'il serait.

Shiranui se retourna vers son compagnon de fortune, sa silhouette se perdant entre les flammes, insondable.

─ Evidemment, l'histoire ne s'arrête pas là. Ce serait trop facile, elle fait en souriant. Un jour, alors que Dame Soleil dardait ses rayons sur le monde et que le sable brûlait sous son regard, l'homme croisa la route d'un curieux animal : un cheval. En réalité, le conte parlait d'un dromadaire, mais c'était bien là le privilège du conteur que de pouvoir tordre l'histoire selon ses désirs. L'homme fut bien étonné de croiser là un tel animal. Il ne portait pas d'harnachement et semblait fait de la même étoffe que la nuit même. Elle se racla la gorge avant de prendre une voix plus grave. "Que fais-tu ici, enfant de Tsukiyomi ?" demande l'homme, voyant cette apparition comme un signe des dieux. "Je vais en direction de l'Oasis", lui répond l'animal ─car il n'y a bien que dans les histoires qu'ils peuvent se faire comprendre aussi facilement. "Veux-tu m'accompagner ?" propose finalement l'étalon, avant d'ajouter : "je te promets de te ramener dans le désert".

La Souhei laisse un silence s'installer dans l'histoire, perturbé uniquement par le craquement du bois et le sifflement doux du vent nocturne.

─ L'homme, qui pensait n'avoir rien à perdre étant donné qu'il ne possédait rien accepta la proposition du cheval. Ensemble, ils se mirent en route vers l'Oasis, et lorsque l'homme montra des signes de fatigue, l'étalon le prit sur son dos. Ensemble, ils grimpèrent les dunes et galopèrent sous le regard d'Amaterasu, laissant dans leur sillage traces et sable bientôt engloutis de nouveau par le désert vorace. Ce fut une longue aventure, où l'homme et sa monture apprirent à se connaitre et à se respecter. Mais ultimement, chaque voyage rencontre sa fin et au bout du septième jour, l'Oasis était en vue. Shiranui accentua l'annonce d'un grand geste de la main, comme s'ils pouvaient, eux aussi, l'observer. "C'est ici que je te laisse" lui confia l'étalon aux yeux brillants comme des étoiles, "les humains n'ont rien à m'offrir que ce que je souhaite déjà au plus profond de mon cœur.". Troublé par ses paroles, mais curieux de voir l'Oasis de plus près après un si long chemin, l'homme fit promettre à son ami de l'attendre.

Nouveau chapitre, nouveau silence. Le contour du récit commençait à se former, et l'on pouvait déjà deviner vers où se dirigeait les mots. Une certaine mélancolie commença à imprégner les paroles chantantes de Shiranui.

─ L'Oasis était, bien sûr, empli de merveille. Il y avait plus d'eau que l'homme, né dans le désert, n'en avait jamais vu, plus de gens que l'homme, depuis toujours seul, n'en avait jamais croisé. Un village entourait l'Oasis, mais pour y demeurer, l'homme avait besoin de quelque chose dont il n'avait jamais eu besoin jusqu'à aujourd'hui : des richesses. La conteuse secoua doucement la tête. L'homme n'avait rien d'autre qu'un corps noueux tanné par le regard de Dame Soleil et une voix roulante sculptée par le sable. Il avait cependant quelque chose que les autres n'avaient pas : lui qui était né dans le désert, il avait ressenti le chant de la brise du matin à travers les carillons lointains des nomades ; il avait contemplé la couleur des dunes lorsque l'astre solaire s'échouait pour laisser place à la souriante lune. Il avait mille histoires à raconter.

Shiranui sourit pour accentuer la mise en relief. A la base, cette histoire lui était indéniablement destinée, mais son interlocuteur n'était pas sensé le savoir.

─ Alors, il parla, et parla encore. Les gens s'arrêtèrent pour l'écouter, l'entourèrent. Ils partagèrent leurs richesses, leur attention, leur amour. Un charme magnétique semblait l'entourer alors qu'il monnayait les secrets de ses terres anciennes. Un jour passa, puis un autre, et enfin un troisième. A l'aube du quatrième jour, alors qu'il logeait dans une riche maison tapissée de soieries, un bruit de sabot le réveilla. "Mon ami, je viens pour te ramener dans le désert" dit l'étalon, que l'homme avait oublié. Agacé, il lui demanda de repasser dans quatre nouveaux jours. Silence. Comme vous pouvez vous en douter, lorsque le cheval revint à l'aube du quatrième jour, l'homme montra son mécontentement. Lui qui n'avait rien avait désormais compagnie, richesses et amour.

En réalité, songea Shiranui, ce conte était également une bonne mise en perspective pour faire comprendre aux jeunes moines pourquoi il était important de ne pas s'attacher aux choses physiques. Elle le nota dans un coin de sa tête. Nul doute que le jeune Tenma ne serait pas le dernier à entendre cette histoire.

─ Pire que ça, le cheval, qui semblait être aussi puissant que le destrier de Susanoo, attira l'attention et la convoitise. Alors, l'homme lui demanda de s'en aller pour toujours et de ne jamais revenir. Le regard de la Souhei se perdit dans le feu un instant. Quel triste mot que jamais. Le temps passa, et passa, et passa encore, imperturbable dans sa course, inarrêtable dans sa tâche. Les jours coulèrent comme le sable sur les dunes, se firent saisons, puis années. La peau de l'homme se tâcha des affres de la vieillesse, sa voix si mélodieuse devint grinçante, ses histoires s'épuisèrent, l'attention qu'on lui portait s'éteignit. Un jour, il se regarda dans une grande vitre de verre et ne reconnut pas son reflet : il ne vit qu'un vieil homme gras, ridé et usé par le temps, l'ambition et l'avarice. Le désert lui manquait et il se rendit enfin compte qu'il avait troqué la seul chose qu'il avait contre des illusions temporaire : sa propre liberté.

Sa voix n'était plus qu'un murmure feutré.

─ Sentant ses derniers jours venir, pris de panique à l'idée d'avoir perdu la chose qui lui importait le plus, l'homme devenu vieillard s'élança à l'endroit où il avait laissé le cheval dans le désert. Il l'appela, et l'appela encore. Le silence était partout et nul ne lui répondu... Jusqu'à ce que, soudainement, un rocher prenne vie près de lui. Ce n'était pas véritablement un rocher, se rendit-il compte, mais bien là son ami d'antan, devenu gris et raide, tout aussi usé par le temps que lui. Il l'avait attendu.

Les mots planèrent, pour rester en suspend l'ombre de quelques secondes.

─ "Je t'avais promis de te ramener dans le désert", fit l'étalon qui avait perdu sa splendeur. Alors, ensemble, côte à côte, ils s'enfoncèrent une dernière fois à travers les dunes, et nul ne les revit plus jamais.

L'histoire s'acheva finalement, alors que la nuit la plus complète s'était abattue sur eux. Le feu crépitait joyeusement, second spectateur, bien plus dissipé que le premier qui n'avait pas interrompu la Souhei une seule fois depuis le début de son récit. Elle adressa un sourire à Ojin, le laissant tirer ses propres conclusions.

CEYLAN

─ J'ai pitié pour l'étalon, répond simplement Shiranui à la question de son interlocuteur sur sa propre lecture, un sourire énigmatique toujours accroché aux lèvres.

Elle ne s'étonna pas vraiment de la réserve de son interlocuteur et ne s'en offusqua pas non plus : il semblait être quelqu'un qui ne parlait que très peu de lui et qui ne partageait pas facilement ses pensées aux autres. Le silence était souvent gage de sagesse, approuva la Souhei, qui s'incline sous le remerciement de son interlocuteur. A sa seconde question, elle prend un air songeur alors qu'elle se rassoit finalement à la chaleur du petit feu.

─ L'un et l'autre, à vrai dire. Vous l'aurez compris, nous autres gens du désert accordons une affection toute particulière aux contes et récits. Cela est d'autant plus vrai dans le cas de mon clan, qui s'était fait pour mission de les collecter. Petit silence. Elle reprend, l'air de rien. Nos histoires permettent aux pères et aux mères d'endormir leurs enfants dans de merveilleux mondes imaginaires et aux anciens d'enseigner des concepts particulièrement compliqués par le biais de jolies métaphores pour insuffler sagesse et réflexion. Elle sourit de plus belle. Toutes les histoires ne sont pas celles qu'elles semblent être, et il n'y a rarement de fumée sans feu, conclut-elle, bien consciente qu'elle le laissait avec davantage de questions qu'une réponse en bonne et due forme. Le fait même d'échanger des récits, comme nous avons eu l'occasion de le faire, a sa propre signification.

Le lieu était d'ailleurs lui aussi parfaitement auspicieux, comme si, mû par une volonté propre développée au fil des millénaires, il attirait avidement à lui des voyageurs aux mots dansants. Les dunes regorgeaient d'endroits mystérieux de la sorte. Le regard de la Souhei se perdit vers les étendues désormais obscures qui bordait leur camp de fortune, un vent frais venant lui caresser les joues comme pour balayer les dernières traces du conte qui s'attardait dans son esprit.

─ Je sais qu'il est difficile de faire confiance à une étrangère, mais vous devriez profiter de ce repos forcer pour dormir un peu. Je vous accompagnerai jusqu'à l'Oasis du Salut, où doivent s'être arrêté vos compagnons. Si nous partons à l'aube, nous avons de grande chance d'arriver avant qu'ils ne partent à votre recherche.

Elle lui lance un regard en coin, s'abstenant de lui demander s'il y avait une chance que son groupe parte sans lui. Toute cette situation lui paraissait pour le moins étrange.

─ Vous fatiguer, d'autant plus dans votre état, ne vous rendra pas la marche de demain plus facile, elle déplore finalement en secouant la tête.

CEYLAN

A la réflexion de son compagnon de fortune, Shiranui se demande s'il faisait parti de ces âmes qui ne trouvaient nul réconfort dans l'étreinte du sommeil. Elle en avait connu, de ceux qui craignaient de se trouver seul face à un inconscient prédateur et incisif. Elle-même, peut-être, autrefois, en avait-elle fait les frais. Le temps était souvent le plus efficace des remèdes, même si on oubliait jamais vraiment... Ou peut-être parlait-il seulement et simplement de la roche froide trop dure et du sable chaud qui s'infiltrait partout. Elle avait tendance à oublier que ceux-ci pouvaient être inconfortables pour ceux qui n'avait pas l'habitude de vivre à la belle étoile.

─ Je devrais avoir quelque chose qui pourrait vous rendre cette épreuve moins difficile, réfléchit-elle en recommençant à farfouiller dans son barda de voyage, avant d'en extirper une mince couverture tissée aux symboles d'Amaterasu et de lui tendre. Je vous avais prévenu que les nuits étaient froides, elle se contente d'expliquer avec un haussement d'épaules. Si vous vous enfoncez un peu dans la grotte, vous trouverez des recoins à l'abri du vent du désert.

Elle se relève finalement, époussetant ses genoux avant d'aller se poster vers l'entrée ouverte sur les dunes bicolores. L'obscurité vespérale semblait déjà avoir dévoré tout le paysage. Shiranui s'appuya nonchalamment contre la paroi, le dos caressé par la douce chaleur des flammes. Avant de jeter un dernier coup d’œil à Ojin.

─ Je garderai un œil vigilant sur ce qui nous entoure, elle assure avec le sourire las de ceux qui ont les dunes imprimées sur leur rétine à force de les observer à longueur de journée. Sur ces mots, elle se détourne, compte pour poser le dernier point à leur conversation de ce soir.

Ressusciter cette histoire l'avait plus secoué qu'elle ne l'aurait envisagé. La voix rauque d'âge d'Obaasan semblait encore murmurer à son oreille, après tout ce temps, et elle ressentait le besoin de s'isoler un instant. A vrai dire, cela avait été l'objectif de son pèlerinage solitaire, mais il semblait que Dame Amaterasu y ait vu l'opportunité de mettre sur son chemin une âme en peine. Aussi éprouvantes et imprévisibles que puissent être les dessins des dieux, Shiranui n'avait d'autres choix que de s'y plier.

Ô Dame Soleil, nous vous remercions pour cette journée bercée par Votre grâce, elle murmure tout bas. Nous attendrons Votre retour à l'aube de ce nouveau jour et tous ceux qui suivront ensuite.

CEYLAN

Et la nuit tomba, paisible, comme un manteau qu'on aurait délicatement posé sur le paysage qui s'assombrissait petit à petit. Lorsqu'elle fut noire et totale, que le silence n'était entrecoupé que par les hurlements des coyotes et le souffle du vent nocturne, la silhouette de Shiranui se détacha du mur. Elle s'étira longuement, les muscles endoloris de son observation attentive et figée, laissant son sang de nouveau la parcourir dans une chaleur bienvenue. Elle savait l'endroit relativement à l'abri des prédateurs et des intempéries, mais elle savait également que le désert pouvait se montrer parfois imprévisible -il était bon d'être alerte quoiqu'il arrive ; surtout lorsqu'elle n'était pas seul. Si elle avait à peu près confiance en ses capacités de survie à travers le désert, son compagnon de fortune lui avait prouvé que c'était une tâche compliquée de son côté.

Elle espérait qu'il aurait réussi à trouver le sommeil, malgré ses dires, et s'inquiétait. S'il lui avait paru en suffisamment bon état pour tenir la conversation, elle aurait tout de même aimé être dotée de meilleures connaissances médicales. Il était probable que sa petite sieste au soleil -Shiranui n'avait d'ailleurs aucune idée du temps qu'elle avait bien pu durer- lui ait laissé quelques séquelles. Elle se promit mentalement de l'inciter à voir un médecin lorsqu'ils seraient en possibilité de le faire. Un filet d'air passa au creux de son cou, et elle se surprit à fredonner doucement un air ancien.

Le désert sauvage lui avait indéniablement manqué ; même dans un Village qui en était entouré.

Elle se plongea profondément dans ses pensées, navigant de l'une à l'autre sans se lasser, laissant le temps glisser comme du sable entre ses doigts et s'éloigner dans la brise chantante. Elle ne sortit de son état semi-méditatif que quelques heures plus tard, alors que Dame Soleil glorifiait déjà la pointe de l'horizon. Il ne fallut pas longtemps à Ojin pour la rejoindre. Elle observa avec un hochement de tête approbateur sa tenue, preuve qu'il apprenait de ses erreurs.

─ Avec plaisir, répond Shiranui, un sourire dans les yeux et dans la voix. Elle croise son regard, l'air songeuse. Est-ce la première fois que vous venez dans les contrées du nord ? J'imagine que vous et les vôtres voyagez jusqu'à Sakyuu no Sato pour vendre vos chevaux ? elle demande, curieuse.

Ils avaient beaucoup parlés, mais elle ne savait au final toujours pas grand chose de son interlocuteur. Elle se mit en route avec entrain, dans une direction qui pouvait tout à fait sembler identique à une autre à ceux qui n'avaient pas appris à lire le désert. Heureusement pour eux, Shiranui avait connaissance de ces terres ─son clan lui-même se proposant souvent comme guide pour les voyageurs et les chasseurs de cocons. Ce faisant, elle perpétuait toujours, en quelque sorte, la tradition. Cette pensée douce-amère au fond de l'esprit, elle se concentra sur son compagnon de fortune.

CEYLAN