805, hiver, soirée



De l'endroit d'où l'on ne distinguait point les cimes montagneuses, noyées par le vaporeux voile des nuages, les chevaux firent leur domicile. D'énormes écuries cerclaient un village où les hommes s'étaient tassés, dressant bâtisses et grandes yourtes. Auprès de la bannière impériale flottait celle qui définissait réellement ces simples gens : celle du cheval ailé.

Au centre névralgique de l'agglomération des Tenma se tenait une haute et large yourte. Le drapé qui en scellait l'entrée était défait, et voletait au gré du zéphyr qui s'engouffrait. Nul n'ignorait qu'il s'agissait là du siège du conseil clanique, où les aînés et Daigoro lui-même se tenaient régulièrement pour faire le point et discuter de l'avenir. Cependant, en cette occasion, ce n'était pas le chef qui y trônait, mais bien son fils. Accompagné d'une guerrière du clan, il finissait de griffonner furieusement sur un parchemin avec une mine de charbon, sous l'oeil circonspect de la dame.

Kazumasa ne leva le nez de son oeuvre qu'à l'entente du raclement de gorge de sa cousine, qui s'impatientait de l'étourderie de son aîné.

« Oh, excuse-moi, Ikue. Je t'avais complètement oubliée, avoua-t-il.
— C'est rare de te voir ainsi absorbé, souligna-t-elle. Il s'est passé quelque chose ?
— On peut dire ça. »

Ikue se risqua à lancer un coup d'oeil au manuscrit de son futur chef, mais ne sût en tirer quoi que ce soit, si ce n'est qu'il ne s'agissait point d'écritures, mais d'un dessin.

« Je dois m'entretenir avec mes frères. Fais venir Seikyuu, Hisao et Ojin, s'il-te-plaît.
— Tout de suite, dit la cadette, qui quittait déjà la yourte avec empressement. »

Dorénavant seul, l'héritier s'accouda à l'énorme table en demi-lune qui occupait le centre de la tente. Il aurait volontiers exposé l'objet de ses songes à celle qu'il considérait élever au statut de conseillère ; or, il avait besoin de l'avis d'autres soldats d'expérience. Les guerriers Tenma qui n'avaient guère été pourvus du chakra n'étaient probablement point à même de l'éclairer.

Pour cause, sa chimère n'avait rien de naturel. Que ses frères puissent apporter des réponses à l'énigme qui s'était présentée à lui relevait déjà du miracle. Alors, Kazumasa prenait son mal en patience, les poings liés pour supporter son menton barbu.


L'héritier ne décolla le cul de son siège de bois, au dossier presque aussi haut que lui, qu'une fois ses invités installés. Ikue se tenait dans son ombre, les mains jointes derrière elle. Si d'accoutumée il se ruait sur ses frères pour leur étreindre vigoureusement le bras, Kazumasa se contenta d'écarter les bras de toute leur envergure, surplombant la large table de sa stature imposante, pour les saluer.

« Mes frères ! Je me suis permis de vous appeler, en cette soirée de repos bien mérité, car j'ai quelque chose à vous exposer, tonna l'héritier pour se faire entendre de tous. Mais je ne résiste pas à l'envie de rendre honneur à cet endroit, et à prendre un peu d'avance. »

De la quinzaine de sièges qui cerclaient la grande table, seuls quatre étaient occupés ce soir là, bien qu'une cinquième personne se tenait dans la yourte. Le regard pétillant de l'aîné parcourut les places et leurs occupants, tandis qu'il marquait une courte halte dans son allocution.

« Faisons de cette entrevue un simulacre de premier conseil. Mes frères, ma soeur, vous le savez, j'aimerais que vous me fassiez l'honneur de siéger ici-même, à mes côtés, lorsque je succèderai à mon père. Alors, n'hésitez pas à me faire part de vos propres songes, car ils seront un jour aussi ceux du clan. »

Kazumasa se laissa lourdement retomber sur son séant. Sa patte velue se déposa sur son parchemin.

« Mais venons-en aux faits, dit l'héritier, sur un ton autrement plus sérieux. Il y a quelques lunes, je chevauchais dans les montagnes avec d'autres soldats. Je couvrais leurs arrières, à plusieurs foulées, juste assez proche pour distinguer leurs silhouettes dans la brume qui planait alors. »

D'une main, l'héritier roula le manuscrit, qu'il confia à Ikue. Elle l'ouvrit, y jeta un oeil, puis le présenta aux autres Tenma en présence. Dès lors qu'il eût fait un tour de table complet, le parchemin revint entre les grandes paluches de Kazumasa, qui le contempla une dernière fois.

Sur le papier, un cheval était dessiné. La silhouette de l'animal était assez familière au futur chef clanique pour qu'il la représente avec une précision remarquable. L'équidé différait cependant en de nombreux points avec ses frères qui trottaient tout autour de la yourte, perturbant le bref silence qui s'était emparé des lieux par le bruit régulier du claquement de leurs sabots sur la terre froide. Des différences que l'aîné allait s'empresser de prononcer, de vive voix, comme pour confirmer ce que les autres avaient pu entrevoir sur le parchemin.

« J'ai croisé cette chose, et je pense être le seul à l'avoir vue. Elle était si preste, comme si elle était aussi légère que le brouillard lui-même. Sa corne, menaçante, ne se darda jamais en ma direction ; elle galopa à mes côtés brièvement, avant de s'évanouir comme elle était apparue. Ces quelques instants partagés me parurent une éternité, sur le coup, soupira Kazumasa. Mes compagnons m'ont pris pour un fou, alors je m'en remet au jugement de mon sang : me croirez-vous, moi qui avance avoir galopé aux côtés du Kirin ? »

Et l'héritier se tut. Dans son regard, on lisait toute son honnêteté. Aussi invraisemblable qu'était son récit, il était au moins clair qu'il y croyait dur comme fer. Restait à savoir s'il avait halluciné, s'il avait été victime d'une illusion maligne... ou s'il avait vraiment croisé la route de cette créature au sombre présage.

805, hiver, soirée

Ainsi entouré de ses proches, le colosse ne pouvait réprimer sa fierté, qui étirait ses traits en un sourire plus sobre qu'à l'accoutumée, mais ô combien plus viscéral. Si la tâche qu'il avait sur les bras dépassait de loin les limites intangibles de son imaginaire, il se sentait capable de soulever les montagnes, d'éventrer les océans ; d'être inarrêtable, tant que ceux qui partageaient son sang seraient à ses côtés.

Ce fut d'abord celui qui partageait le moins de liens biologiques avec l'héritier qui s'exprima, sans se départir de ses habituelles railleries, évoquant l'ébriété de son cousin pour briser la glace avant de reprendre sur un ton plus sérieux pour rappeler l'augure funeste que représentait la visite de l'entité mystique avec laquelle Kazumasa avait galopé.

Mais l'aîné ne l'entendait guère de cette oreille, et sa mine se renfrogna quelque peu.

« Tu as sans doute raison, Ojin ; je vais peut-être un peu vite en besogne, concéda d'abord Kazumasa. Mais qu'importe qu'il s'agisse d'une malédiction, ou que sais-je, au final. Je l'ai rencontré, et je ne peux m'empêcher d'y repenser. Si mon sort est scellé, qu'il en soit ainsi : je poursuivrai la bête pour en avoir le coeur net, de toute façon, insista l'héritier. »

Kazumasa ne rejetait guère la mesure de son cousin. Il appréciait au contraire le fait qu'il soit si impliqué, inquiet des présages qui le concernaient. Il n'avait, contrairement à Seikyuu et Hisao, pas vécu sous le même toit que le colosse, n'avait pas été élevé par la même mère. S'il se tenait là, c'était parce qu'il était devenu son frère, il n'était point né ainsi. Revêche, mais toujours présent pour lui, il ne valait pas moins que les deux autres Tenma qui étaient liés à Kazumasa par les liens les plus indéfectibles qui soient.

Ce fut ensuite à Hisao d'occuper l'espace. Le benjamin assurait à son grand-frère qu'il croyait en son récit fantastique. Le colosse opinait doucement du chef, satisfait du concours de son plus jeune frangin, qu'il savait aussi revêche qu'Ojin. Pour cause, la compétition fraternelle que Kazumasa ne pouvait prétendre comprendre attisait les flammes discrètes d'une jalousie insidieuse, attisées par le patriarche, probablement volontairement. Une guerre muette qui n'empêchait cependant pas les deux pôles de la descendance de Daigoro de s'entraider.

D'autant plus qu'Hisao dévoila, providentiel, un artefact étrange, qui était vaguement familier à l'aîné. S'il n'en montra rien, Kazumasa sentit son coeur se serrer, étreint par la délicate poigne d'une jalousie qu'il considérait honteuse. Ce traitement de faveur, dont il fut exclu en dépit de ses efforts herculéens, lui fit l'effet d'une petite trahison. Une pensée morose qu'il s'empressa de dominer et de chasser de son for intérieur, bastion de la droiture.

« Qu'est-ce donc que cela ? Je pense déjà l'avoir vu, ce médaillon. Pour ce qui est de son contenu... dit le colosse, en s'interrompant, la mine pensive. Qu'a-t-elle dit à son propos ? Elle ne m'en a jamais parlé, et ne l'a même jamais ouvert en ma présence. »

Kazumasa avait peur de deviner la nature de cet étrange crin. Il ne pouvait résolument tirer de conclusion, d'autant plus lorsqu'elles étaient aussi lourdes de sens. Ce serait à Hisao de confirmer son appréhension, de mettre la lumière sur ce qui s'annonçait comme une flagrante manifestation du destin.

Le dernier, mais pas des moindres, des frères profita de cet interlude pour à son tour apporter sa pierre à l'édifice qui se dressait lentement. Pour lui, le Kirin n'était pas un simple yōkai porte-malheur ; il était l'émissaire des dieux, un avatar de sagesse et de vertu qui s'était dévoilé à lui. Pour autant, Seikyuu ne manqua pas de faire descendre son grand-frère de ses grands chevaux en lui rappelant qu'il ne devait pas y voir une preuve de son infinie sagesse, ce à quoi Kazumasa acquiesça sans se faire prier.

« La sagesse est le fruit d'une quête éternelle qu'il convient de poursuivre tout au long de nos vies, et tu sais combien cette voie me tient à coeur. Peut-être que ce Kirin n'est pas là pour célébrer mon éveil spirituel, mais pour l'orienter, le mettre à l'épreuve, conjectura Kazumasa. »

Dans son ombre, le géant sentit le regard d'Ikue peser sur son échine. D'un signe de tête, il l'enjoignit à prendre la parole, elle qui se refusait sans doute à intervenir entre les frères ninjas.


Ikue, capitaine des éclaireuses Tenma

ft. Sofia Golden Hand (Golden Kamuy)

« Tu sais comme les choses du chakra ont tendance à me dépasser, mais je choisis de te croire. Je ne peux que t'encourager à rester prudent, car si ce que Seikyuu propose est évident, traquer ce yōkai dans les montagnes pourrait t'apporter une attention dont tu pourrais, et devrais, te passer. »

Évidemment, Ikue s'était faite avatar de prudence. C'était après tout naturel pour elle, qui faisait partie des meilleurs yeux du clan. Une excursion en montagne était l'occasion de rencontres déplaisantes, surtout au regard du passé de la région du Sud d'Onogoro. La menace était sérieuse, et la quête du Kirin ne devait pas aveugler l'héritier quant aux risques que représentaient les yōkais qui l'entouraient.

« Je ferai attention, répondit Kazumasa. Je ne serai pas seul, de toute façon ! »

Son regard parcourut la petite assemblée. Évidemment, il comptait sur le renfort de ses plus fidèles alliés pour l'épauler. C'était même tout le but de ce conseil, initialement. Si les conseils de ceux qui partageaient son sang lui importaient, c'était aussi et surtout de leur bras qu'il avait besoin. Ils étaient des Tenma, après tout. Des hommes d'action qui brillaient par leur vigueur, leur force vitale éclatante ; les yōkai ne pouvaient faire peur à l'un d'entre eux, alors à quatre des plus éminents membres de la nouvelle génération dorée ?

« Mais nous avons déjà trop parlé de moi. Je ne peux pas décemment vous demander de risquer vos vies pour moi sans en faire autant moi-même ! Alors parlez, mes frères ; quel genre de pain avons nous sur la planche ? »

Le naturel de Kazumasa revenait au galop. C'était dans ses gênes de vouloir tout prendre en main, de s'impliquer et d'y aller de tout son être. Il ne pouvait concevoir son profit personnel, s'il ne rendait pas le centuple à ceux qui lui étaient chers.