Ah, les galeries marchandes. Si faire les emplettes ne l’intéresse que très peu, Ojin se rend souvent sur place pour y boire et manger. Deux choses qu’il apprécie particulièrement pratiquer quotidiennement à un niveau déraisonnable, son estomac et son foie étant devenus particulièrement résistants avec le temps. N’est pas Tenma celui qui ne tient pas les trois premiers verres après tout. Et à ce propos, c’est sur place qu’il s’apprête à tomber sur l’un des siens.

Kizeru en bouche et haori noir sur les épaules, Ojin fait claquer ses getas sur le sol alors qu’il s’avance entre les enseignes. Une, deux, trois boutiques mériteraient bien qu’il s’y attarde mais le borgne sait déjà où il se rend. Nomiakuru, le meilleur bar du quartier, ou du moins son préféré. Un bar ou les boissons sont consommables à volonté durant un temps imparti, variant selon le tarif. Et que dire des boissons ou des serveuses… de quoi combler n’importe quel client.

“ Oh ? “

Sur la route, il s’arrête. Cette tignasse et cette barbe de charognard, Ojin la reconnaît. C’est Hisao, son cousin ou plutôt petit frère de coeur, le borgne ayant grandi à ses côtés et celui de ses frères après la perte de sa mère. Sans doute celui avec qui il est le plus aisé de s’amuser des trois, sans doute de par le fait qu’il ait été un peu moins choyé que les autres. Nulles responsabilités ou devoirs inextricables à supporter. Tout comme lui.

“ Oï, Hisao. “

Prenant le jeune homme par l’épaule, Ojin exhale la fumée de son Kiseru par les narines et regarde dans la même direction que son frère. Sûrement occupé à regarder les filles.

“ Tu matais le cul de qui cette fois ? “

Dit-il du haut de cette tête qui les séparait. Commandant un verre à la petite roulotte attenante à son épaule, Ojin en prend également un pour son frère, à qui il le tend sans lui en révéler le contenu.

“ Tu veux pas plutôt boire un verre ? Je me fais pas mal chier aujourd’hui. “

Il n’y a vraiment qu’avec les Tenma qu’Ojin puisse se montrer si sincère et détendu.

S’ils avaient un autre point commun, il s’agissait d’aimer les femmes. Cependant, la ou Ojin ne faisait que chercher la bonne épouse pour ses futurs enfants, et un jour son accession au trône, Hisao ne semblait guère faire plus que de batifoler sans espérer de lendemain.

“ C’était quand la dernière fois que tu as pu approcher une femme ? “

Demanda t-il en exhalant une volute de fumée de son kiseru. Voir Ojin sans fumer était bien rare, si bien qu’il pouvait être étonnant de remarquer que son odeur n’était aucunement celle du tabac. Comment faisait-il ? Mystère. Il est certaines choses que le borgne n’évoque jamais.

“ Allez, santé. “

Dit-il en levant son verre à son jeune frère de coeur, enquillant le tout cul sec sans sourciller. La beuverie… voilà une tradition du clan Tenma à laquelle Ojin ne dérogeait point. Les chevaux, en revanche… voilà qu’Hisao le lançait sur le sujet comme pour le provoquer.

“ Vu mon âge, si je n’ai pas réussi avant ce ne sera jamais le cas. Au diable les canassons. Pendant que vous serez dépendants de ces bestioles, mes jambes pourront me porter plus vite que le vent. “

Sourire mielleux, il fuma à nouveau sur son kiseru. En effet, Ojin s’entraînait dur pour devenir rapide et mobile. Plus habitué à esquiver qu’encaisser, sa méthode de combat reposait en grande partie sur cela.

“ Et puis en prime, je ne sentirai pas le foin. “

Ojin appréciait également Hisao. Loin de l’autorité de Kazumasa ou de l’impétuosité de Seikyuu. Comme lui, il avait grandi sans l’espoir d’un jour le voir à la tête du clan et loin des considérations triviales. La seule différence entre eux… était qu’Hisao avait eu droit à l’amour d’une mère. S’il avait grandi comme leur frère, il était indéniable que sa tante n’avait pas la même forme d’affection pour lui.

“ Hier ? Incroyable, moi aussi. “

A la différence qu’Ojin cherchait simplement la bonne femme. Comme s’il devait tester une par une toutes celles pour qui il avait une quelconque forme d’attirance et choisir ultimement. En un sens, il s’agissait d’une sorte de jeu… dont il serait le seul gagnant.

Son verre fini, il s’en resservit un second, à lui et à son petit frère de cœur. Du whisky et des glaçons, à savourer copieusement.

“ Si je ne suis pas plus rapide, alors je serai plus endurant. “

En effet, depuis la nuit des temps et bien avant même le chakra, les humains avaient toujours été les plus endurants du règne animal. Quel avantage de courir vite, si l’on ne tient que deux minutes ? Le plus endurant finira toujours par vous rattraper.

La phrase d’Hisao le fit sourire. S’il restait très grand, Ojin privilégiait la rapidité et la précision à la force pure. Ainsi, lors d’une course, sans doute était-il le plus rapide du clan. Peut-être devrait-il organiser un concours ?

“ Qu’importe le résultat, nous combattrons toujours ensemble. Tes flèches et mon katana pourront vaincre n’importe qui. “

Dit-il, donnant une tape de reconnaissance dans le dos de son frère.

S’il n’était pas certain d’y croire non plus, Ojin avait pour principe de réfuter l’impossible. Tout était faisable en se donnant les moyens nécessaires, comme manier l’épée malgré un œil en moins. La persévérance étant l’une de ses qualités les plus évidentes, Ojin ne se faisait pas de soucis pour la suite des événements. Omoikane veillait sur lui et savait lui prodiguer de bons conseils lorsque la situation l’exigeait.

Retirant le bras de sa manche, il reposa son poignet contre l’intérieur du col de son kimono, tirant une nouvelle bouffée de cancer sur son kiseru comme un bon membre du clan Tenma.

“ Évite de les ébruiter, au cas où. “

Dit-il au benjamin de la famille, sachant qu’il aurait plus de chances de réussite sans être gêné par les autres, fussent-ils de simples jaloux ou compétiteurs. Le borgne avait de nombreux projets impliquant d’accéder à de hautes fonctions, postes bien souvent convoités par d’autres.

“ Pour les yokai, je suis d’avis d’en capturer un lorsque nous aurons l’occasion. Les Tenma sont des dresseurs avant tout, nous pourrons sûrement en tirer quelque chose d’utile. “

Regardant autour de lui, il se souvint de la fois ou il croisa une torche humaine. Figure humanoïde brûlant perpétuellement, sa beauté et son mysticisme avaient éveillé l’intérêt du borgne non seulement à leur égard, mais aussi à l’égard des yokai en général. User leurs pouvoirs pourrait être une grande avancée pour le monde shinobi, pour peu que l’on tente l’expérience.

La déclaration d’Hisao lui fit hausser un sourcil. S’il appréciait se savoir bien entouré, Ojin restait toujours gêné face aux déclarations solennelles et profondes. Aussi se contenta-t-il de répondre à sa manière, avec pudeur, sans excès.

“ Bien sûr. Pareil pour toi. “

Sur ce, il but à nouveau.

Ojin s’amusa de l’innocence de son jeune frère. Hisao était indéniablement gentil, bienveillant, le genre à ne heurter que ceux ayant fait du mal à ses proches. Ojin, s’il n’était jamais dans la méchanceté gratuite, n’hésitait jamais à faire passer ses intérêts avant ceux des autres… quitte à leur nuire. Alors pour ce qui était des Yokai, créatures maléfiques, le borgne n’aurait aucun mal à les détruire.

“ Même les chevaux vivent en liberté à l’origine, et il y en a encore. A la différence que les Yokai sont nos ennemis, combien de voyageurs innocents ont péri sous leurs assauts ? Je n’aurai aucun scrupule à en capturer un. Ce serait même préférable plutôt que de les tuer, j’imagine. “

Il s’étira, kiseru en bouche. Plutôt que de s’ennuyer ici, pourquoi ne pas aller s’entraîner un peu ? Ojin ne pratiquait pas beaucoup avec sa famille mais appréciait les observer en pleine action.

“ Daigoro ne m’aime pas trop non plus. Mais bon, être chef de clan est toujours une lourde responsabilité. “

Ojin n’en voulait pas au vieux. Malgré tout, il l’avait accepté parmi les siens après la disparition de ses parents alors même qu’il n’était pas son fils. Comment oublier cet acte de bonté ?

“ Tu veux aller faire un tour ? J’ai bien envie de voir tes progrès à l’arc. “

Proposa t-il, ne comptant pas boire plus de verre pour le moment. Pas avant le soir.

Il haussa les épaules. Hisao n’était pas si dupe, mais ne possédait pas toutes les cartes nécessaires à sa compréhension. Lorsqu’il se donnait un but, Ojin ne reculait devant rien… mais ne faisait pas le mal gratuitement pour autant. Toute forme de cruauté restait justifiée, du moins à ses yeux. Tout n’avait pas la même valeur pour Ojin, certes…

“ Si nécessaire. Mais mon but premier restera de l’apprivoiser. Détrompe toi Hisao, les yokai tenus en laisse par l’homme ne se sont jamais laissés faire. “

Il laissa son jeune frère se faire son propre avis, tant sur ces paroles que sur ce qu’il lui avait dit à propos de Daigoro. S’il n’excusait pas tout, Ojin avait un regard suffisamment pragmatique sur les choses pour ne pas s’en retrouver impacté… sans doute parce qu’il n’était pas son fils.

Entamant la marche en direction du terrain d’entraînement, Ojin continuait de fumer sur son kiseru, pensant aux paroles d’Hisao. S’entraîner contre lui ? Voilà quelque chose qu’ils ne faisaient pas souvent. Pour ça, Seikyuu était le plus à même de répondre à ses attentes et de lui rendre les coups.

“ Un entraînement ? Tu ne penses pas que ce serait inégal ? Tu es archer, je suis sabreur. Un tel combat ne serait pas bien passionnant. “

Avisa-t-il en pensant tout de même que, si tel était son choix, il y conviendrait. Ojin n’avait pas pour habitude de refuser un combat, seulement, se contenter d’esquiver ou parer des flèches n’était pas des plus excitants. Sans parler du fait qu’une fois arrivé au corps à corps, son jeune cousin finirait probablement au tapis en un rien de temps.

“ Enfin, comme tu le souhaites. “

Dit-il alors qu’ils arrivaient enfin sur les lieux.

Il haussa les épaules. Le sujet était clos. Parmi les habitants de Seizan, bien peu devaient partager le même avis qu’Hisao. Les yokai prenaient tant aux humains, leurs proches, leurs rêves… comment pourrait-on les excuser ou même espérer une issue pacifiste à tout cela ? Beaucoup criaient vengeance. D’autres avaient peur. Mais bien peu tentaient de les comprendre.

Positionné sur le terrain d’entraînement, Ojin s’arma d’un bokken. Hors de question d’user de son katana contre son frère, il pourrait être blessé. Dieu savait pourtant qu’Ojin ne ménageait jamais ses adversaires même lors des duels amicaux… mais la famille ne mérite pas le même traitement que tout le monde.

“ Ça ne m’intéresse pas pour l’instant. Pour la distance, j’ai le ninjutsu. “

Il agita son bokken dans le vide. Les armes en bois offrant une expérience bien différente des armes en acier, mieux valait prendre le temps d’évaluer son poids et sa maniabilité.

“ Tu veux tenter au corps à corps ? Ça pourrait t’être utile. “

Proposa t-il en prenant place. Ojin se dévêtit de son haori violet, et retira même ses getas pour se retrouver pieds nus à même le sol. Durant toute son enfance, Ojina avait toujours marché pieds nus dans les écuries et les montagnes de Seizan. Une solide corne s’étant formée sur sa plante, le borgne pourrait marcher sur des braises ardentes sans rien sentir.

“ Prêt ? “

De son côté, Ojin avait des doutes. La disparition de sa mère n’avait toujours pas été élucidée, et le borgne se demandait parfois si ce n’était pas le fait d’un Yokai. Après tout, ce serait bien leur genre de faire disparaître quelqu’un sans laisser de traces derrière eux. Espérons qu’il trouve réponse à ses questions un jour… rester dans le flou lui était insupportable.

Placé face à son petit frère, Ojin se tint prêt. Malgré toute sa bonne volonté, le borgne se savait en position de force. Hisao ne maniait plus l’épée depuis belle lurette, la ou Ojin s’en servait quotidiennement. Ainsi, nul doute que l’issue du duel tournerait à son avantage.

“ Je ne te ferai pas de cadeaux, ce serait insultant. “

Dit-il, sourire aux lèvres alors qu’il observait son cousin lui foncer dessus. Mouvement intelligent, il bifurqua sur la gauche, son angle mort dû à son œil manquant, et tenta une frappe. Frappe aisément déviée par le borgne qui plaça adroitement son bokken dans son dos, avant de se retourner d’une traite et de lui asséner un coup de pied suffisamment fort pour le faire reculer.

Prenant appui sur son pied droit, il se propulsa en avant pour tenter un coup d’estoc à la poitrine. Arme en bois ou pas, ce coup pourrait faire des dégâts s’il portait.

“ Bien joué, le coup de l’angle mort. Mais depuis le temps, j’ai appris à compenser la perte de mon œil. “

Ojin savait comment gérer un adversaire comme Hisao, moins expérimenté mais plus intrépide que lui. Analyser, anticiper et contre-attaquer s’avéraient être les trois principes les plus importants. Au vu du nombre d’adversaires qu’il avait pu combattre, Ojin avait appris à s’adapter rapidement aux autres shinobis qu’il était amené à combattre.

Hisao ne démordait pourtant pas. Déterminé, il s’élança vers lui pour un echaînement de coups rapides mais peu puissants. Le genre dont il suffisait d’encaisser la moitié et de parer le reste, surtout s’ils étaient portés avec une arme en bois. Toutefois, Ojin décida de tenir son adversaire en respect en décidant de combattre comme s’il s’agissait d’une véritable confrontation.

“ … “

Agitant son sabre, il para chacun des coups de son adversaire en reculant. Un pas derrière l’autre équivalait à une lame contre l’autre, si bien qu’à terme, le borgne ressorti intact de l’échange pourtant violent des deux combattants. S’il voulait le mettre en péril, Hisao allait devoir trouver autre chose… mais quoi ?

“ Pas mal. Pour un archer tu te débrouilles bien. “

Dit-il sans aucune ironie, alors qu’il levait son sabre en visant le genou droit de son petit frère de cœur. Un coup assez fort pour le gêner, tout en évitant de le blesser trop gravement. Bien sûr, Ojin n’en resta pas là et enchaîna par une frappe horizontale dans l’épaule gauche.

Ojin s’en doutait bien, les rôles seraient inversés lors d’un duel à l’arc. Mais contrairement à Hisao, le borgne questionnait l’utilité réelle de cette arme. Efficace pour tenir à distance, elle devenait hélas inutile une fois arrivé au corps à corps, la ou un shinobi armé d’un katana pouvait tenir la distance grâce au ninjutsu. A moins de toujours combattre aux côtés de ses frères, Hisao finirait sûrement par être confronté à une situation inconfortable.

“ Tu serais meilleur que moi, je n’en doute pas. “

Dit-il avec une humilité apaisée. S’il n’était pas totalement manchot, Ojin n’avait pour ainsi dire jamais appris à tirer à l’arc. Son perfectionnement du ninjutsu suffisait amplement à remédier aux problèmes qu’un arc ne pourrait régler. Brûler, électriser, irradier… Ojin pouvait infliger toutes sortes de dégâts bien pires qu’une simple flèche dans le genou.

Son second coup fit mouche. Cinglant dans l’air, il frappa son cousin dans le torse suffisamment fort pour y laisser une marque. Après tout, cet échange restait sérieux et il n’était pas question de se dégourdir. Pas pour lui du moins, qui ne trouvait pas qu’un entraînement fait à la va-vite puisse valoir le coup.

Le combat continua. Hisao abattant sa lame en direction de son visage, Ojin se prépara à esquiver lorsque son adversaire relâcha son arme pour frapper au plexus. Une feinte rondement menée qui toucha son pectoral droit, Ojin ayant réussi un début d’esquive lui ayant permis d’épargner la partie sensible qu’était le plexus.

“ Méchant ce coup la. Encore quelques-uns et on pourra en finir si tu veux. “

Agitant sa lame en tourbillon pour brouiller les pistes et rendre floues ses intentions, Ojin frappa soudainement la cheville droite d’Hisao, puis remonta en direction de ses côtes histoire de le plier un peu.