Ce jour-là, il faisait beau. Bien que la journée débutait, le soleil était déjà chaud. Normal, l’été était installé. Conformément aux conseils de Ryujin, Yuri avait envoyé une lettre à Yui en la codant un minimum. Et pour donner sens à ce message, elle s’était mise à fréquenter le temple du village. C’était, d’ailleurs là qu’elle se rendait ce matin. Le cœur léger d’avoir informé son amie de l’avancée de leur quête commune. Yuri avançait en sautillant un peu de partout. Elle saluait les personnes qu’elle croisait et les commerçants de manière très joviale. Son sourire était aussi éclatant que le soleil qui illuminait la journée. Bien qu’une partie de ce sourire résultait d’un effort qu’elle fournissait pour rester souriante à chacune de ses sorties, Yuri était véritablement contente ce matin. Et la lette pour son amie y était pour beaucoup, mais pas seulement. En effet, Yuri poursuivait ses expériences. Elle avait plutôt bien complété le carnet de son frère. Et comme aujourd’hui elle était en congé, elle avait prévu de se faire un petit test au retour du temple. En attendant, sur le chemin, entre deux salutations, elle relisait ses notes. Car elle s’était préparé une petite dégustation pour le retour à la maison.

Comme chaque fois qu’elle sortait de chez elle, en dehors des réceptions bien évidemment, Yuri revêtait sa tenue de ninja, soit un short, un haut sans manche un peu large pour être libre de ses mouvements. Elle complétait sa tenue par une étole rose qu’elle attachait avec un nœud dans le dos en guise de ceinture. En cas de chute des températures, elle pouvait s’en couvrir les épaules. La seule différence avec les jours de services, c’est que lorsqu’elle était en congé, elle ne portait pas ses gants de combat. Ainsi, on pouvait, aujourd’hui, voir qu’elle portait un bandage à l’avant-bras gauche.

Toujours coiffée d’une tresse, elle avançait joyeusement. Tantôt saluant un commerçant en levant la main, tantôt lisant son carnet de notes, tantôt en discutant joyeusement avec un passant. Son carnet était alors appuyé contre son torse pour empêcher toute lecture intempestive des personnes qu’elle pouvait croiser. Cependant, pour une personne curieuse, il ne serait pas bien difficile de le lui prendre. Il suffisait d’être un poil plus grand qu’elle. Et il n’était pas difficile de faire plus de 1m52.

Sur chaque page du carnet on pouvait lire, en titre, le nom d’un poison. Ensuite était détailler ses effets basiques, testé sur des animaux ou des yokai, parfois des humains ennemis et son utilisation la plus appropriée. Sur un certain nombre de ces pages, une seconde écriture ajoutait des détails supplémentaires. Si l’utilisation était à ingéré, on trouvait des détails sur le goût : nature, mélangé à du sucré, mélangé à du salé et l’aliment qui le masquait le plus. Les effets sur plus ou moins long terme sur la langue. Le temps avant les premiers effets… Si l’utilisation était « au combat », toutes les pages avec la mention « effet immédiat » n’étaient pas complétés. Pour celles complétés, on avait le descriptif des principaux symptômes : signes cutanés, fièvre ou non, sensations… Il en était de même pour ceux dont la transformation en gaz était préconisée. On y ajoutait juste l’odeur dans la description. Il était évident que le propriétaire de la deuxième écriture avait testé ces poisons sur sa propre personne. Sinon, les descriptifs ne pouvaient pas être aussi poussé. Ce carnet, bien qu’incomplet, était une mine d’information. Une véritable pépite pour qui voulait se servir des poisons, ou apprendre à les détecter. Mais beaucoup de pages restaient encore incomplètes. La petite Yuri n’avait pas eu le temps de tous les tester, pour ceux qui n’étaient pas à effet immédiat, évidemment. Car pour les effets immédiats, elle n’était pas folle au point de les tester. Du moins pas tout de suite. Peut-être que si un jour elle développe une sorte d’immunité naturelle, elle s’y risquerait...

Pour le moment, en cette belle matinée d’été, Yuri étudiait ce qu’elle avait déjà testé et parfaitement complété. Par moment, elle marchait même les yeux fermé, récitant en marmonnant les points essentiels pour détecter les poisons, avant de vérifier sur les pages du carnet. Elle n’avait pas de raison de craindre quoi que ce soit, elle était dans les rue de Sakyuu, et tout le monde connaissait sa maladresse légendaire. De sorte que lorsqu’elle marchait un peu vivement, les gens avaient le réflexe de s’écarter de son chemin. Et aujourd’hui, précisément, sa marche était encore plus imprévisible : tantôt calme parce qu’elle révisait, tantôt rapide car elle venait d’apercevoir quelqu’un à saluer, ou venait de voir le marchand de ses friandises favorites et courrait jusqu’à lui sans faire attention. Bref, tant de situation où elle pouvait heurter quelqu’un ou se faire aborder sans crier gare, elle n’était pas vraiment sur ses gardes.

Et ce qui devait arriver, arriva. Alors qu’elle venait de vérifier d’avoir assez de monnaie sur elle pour s’offrir une friandise, elle referma son carnet et couru jusqu’à l’étale du marchand. Elle pouvait bien s’offrir ce petit plaisir aujourd’hui. Pourquoi précisément aujourd’hui ? Parce qu’elle était de bonne humeur. Et que cela ne lui ferait pas de mal prendre quelques calories durant sa balade avant de rentrer travailler sur ses poisons. Bref, alors qu’elle se dirigeait vivement vers cette friandise que lui tendait de loin le marchand, grand sourire aux lèvres, l’eau à la bouche à l’idée de se régaler, Yuri ne vit pas qu’un individu sortait d’une boutique. Il déboula sans crier gare face à elle et elle s’écrasa littéralement contre son tors nu.

Dire que l’homme avait bondit devant elle serait abuser. Le marchand lui avait bien crié de faire attention. Mais Yuri avait tourné la tête du mauvais côté et n’avait pas vu l’homme arriver. Le choc la sonna quelque peu. Il fallait dire que, depuis qu’elle avait commencé à étudier les poisons, elle avait réduit son alimentation. Certaines études l’obligeaient même à se faire vomir. Elle avait donc perdu un peu. Déjà qu’en temps normal, elle aurait vacillé devant un tel tas de muscles. Alors dans son état, il ne pouvait en être autrement.

Yuri se rattrapa comme elle put à la ceinture et à un pan de la chemise qui se balançait autour de ce torse bien dessiné de l’homme, laissant choir son carnet sur le sol poussiéreux de la rue. Et comme elle bavait d’envie de manger sa friandise avant de se heurter à cette peau, une trainé de bave se répandit sur la tablette de chocolat de l’homme lorsqu’elle leva la tête pour le regarder. Mais son équilibre n’était pas pour autant assuré. Elle resta cramponnée de la sorte.

Au vu de la taille des deux individus, la gamine avait sa tête au niveau de la poitrine de l’homme, et sa poitrine très peu développée, juste au-dessus de la ceinture où elle se retenait. Autant dire que, effectivement, la situation pouvait porter à confusion.

La gamine lui jeta un regard d’incompréhension à ce qu’il lui racontait. Trop occupée à chercher l’homme-poisson vivant parmi les humains et son frère, Yuri ne s’intéressait pas le moins du monde aux choses de l’amour et ne comprenait pas l’ambigüité de certaines situations.

- Je… Par…don…

Elle tenta de se redresser, mais retomba contre le torse musclé. Elle y parvient au bout d’une ou deux minutes, une fois que les vertiges liés au choc se furent dissipés. Elle se tenait donc à présent debout devant lui, se massant la tête de la main droite.

- Ça fait mal…

Pour qui n’avait pas vu le début de cette étrange scène et connaissait les habitudes de l’homme et la pureté de la jeune fille turbulente, ces derniers propos pouvaient porter à confusion. On pouvait alors lancer des regards suspects à l’homme.

Ce n’est qu’en portant son regard sur l’homme, enfin, son torse puisque c’était ce qui était à portée des yeux, que Yuri remarqua une trainée luisante. Machinalement elle porta une main à ses lèvres humides. Elle en déduit que ce ne pouvait être qu’elle qui lui avait fait cela.

Faisant alors fit des conseils de l’homme - de se tenir à bonne distance -, la gamine sorti un mouchoir de sa poche et commença à essuyer la bave avec délicatesse pour ne pas lui faire mal. A ce geste tendre, on pouvait deviner qu’elle avait l’habitude de prendre soin d’une autre personne.

- Voilà ! Tout propre !

Lança-t-elle joyeusement en caressant une dernière fois du bout des doigts ces abdos bien dessinés. Cette caresse pouvait ressembler à de la complicité intime vue de l’extérieur, mais ce n’était nul autre que de la curiosité. D’ailleurs, en faisant ce geste, Yuri était resté très concentrée, la mine grave. Comme si elle étudiait ce corps et qu’elle voulait en graver les formes et les proportions dans sa mémoire. Sa main gauche, dont l’avant-bras était bandé, resta même en suspens entre eux, près à retourner sur ce torse.

Yuri cligna des yeux à la remarque de cette homme. Gourmande ? En quoi pouvait-elle gourmande ? Oui bien sûre qu’elle aimait les sucreries, comme tout le monde d’ailleurs… Et donner quoi quand elle sera plus grande ? Bref, elle ne comprenait absolument rien à ce qu’il lui baragouinait et se reconcentra sur les muscles. La seule chose qu’elle avait vu en eux, était que leur dessin est parfait pour le bouclier de sa marionnette. Certes, cela offrait des failles par une épaisseur moins grande dans les creux, mais il était difficile de viser une ligne si fine. Enfin, dans son imagination. Car le creux sur le torse était plus épais que ce qu’elle voulait réaliser.

- Il suffit de réduire les creux… L’enchainement des petits n’est pas mal. Un peu plat peut-être… il faudrait que ce soit plus épais, et plus bombés… Plus large peut être aussi… Il ne faut pas trop de faiblesse…

Elle avait fini par remettre son doigt sur le torse, absorbée par son idée. Elle ne faisait même plus cas de l’homme qui semblait dérangé par une telle attitude. Elle visualisait déjà ce torse modifié en bouclier intégré à sa marionnette. Mais une douleur aigue la sortie de sa rêverie. Soudain, son esprit était comme paralysé. Elle se demandait bien quel poison pouvait avoir cet effet là et pensa soudainement qu’il lui fallait mettre la main dessus. Mais elle réalisa que cet effet paralysant venait de son poignet gauche. Il venait de l’attraper sans ménagement. Il se trouvait que c’était sur ce bras que Yuri réalisait ses expériences. Elle grimaça tant la douleur l’irradiait. Mais elle ne lui fit pas le plaisir de lâcher un son, ni de pleurer. Bien au contraire. Elle leva son regard vers lui et le soutint. Comme si elle avait à faire à un de ses camarades qui lui reprochait injustement de lui avoir marché sur le pied. Mais l’homme ne semblait pas prendre la situation à la légère. Yuri devait bien le reconnaitre, cet homme avait quelque chose qui glaçait le sang. Elle ne pouvait pas voir son regard, ce qui l’empêcha de jauger de sa perversité. Elle décida cependant de faire profil bas pour commencer. Trouver une solution à l’amiable. Il lui fallut rassembler toutes ses forces pour articuler une réponse.

- Payer ? Mais je …

Non ! Elle avait mal oui, mais pas au point d’oublier les paroles de Ryujin. Avouer ne rien avoir ou proposer de faire tout ce qu’il voulait en contrepartie n’était pas la solution. Elle ne devait pas s’abaisser à cela. C’est ce que lui avait appris Ryu. Alors elle s’y tiendrait. Grimaçant toujours.

- Je peux fabriquer une marionnette…

Et sans avoir obtenue de réponse à sa proposition, elle se retrouva propulsée en arrière, alors qu’elle venait d’être dépossédé de son carnet. Elle tomba sur les fesses. Le temps qu’elle réalise ce qui venait de se passer, il avait déjà tourné les talons. Là, ce n’était plus l’heure de la retenue. Il fallait y aller pour ne pas se faire injustement voler.

- Il n’est pas à moi !

Lui cria-t-elle avant de se relever. Elle se doutait bien qu’il ne le lui rendrait pas aussi facilement. Alors, faisant fis de sa première impression désagréable sur cet homme, elle courut à sa suite et lui sauta sur le dos. Elle s’agrippait à ses vêtements pour essayer de grimper plus haut et espérer atteindre sa main qui tenait le carnet.

- C’est à mon frère, rends-le-moi… Et je ne suis pas une morveuse, je sais m’occuper d’un homme.

Bien sûr, pour elle, ces propos n’avaient pas de sens caché. Par-là, elle entendait qu’elle s’avait cuisiner, et qu’elle savait apporter les premiers soins, pour des petites blessures ou les maladies courantes. Après tout, elle avait toujours fait cela pour son frère. Pour Yuri, c’était une normalité.

Il avait refusé la marionnette. Très bien. La gamine n’était pas découragée pour autant. Elle parviendrait à récupérer son carnet, d’une manière ou d’une autre.

Cramponnée sur le dos de celui qui lui avait piquer le bien le plus précieux de son frère adoré, Yuri répétât.

- Il est à mon frère, je dois lui rendre ! Je descendrai quand tu me l’auras rendu !

Il avait beau s’agiter, Yuri ne lâchait pas prise. Elle était même capable d’encaisser tous les coups. Après la douleur qu’elle avait ressentie lorsqu’il l’avait attrapée par le bras, elle n’allait pas s’arrêter à si peu.

A la menace d’arracher les pages du carnet, Yuri sentit la colère lui monter au nez. Il était hors de question qu’elle le laisse faire pareille chose.

- Je te l’ai dit ! Je sais m’occuper d’un homme. Je sais très bien faire la cuisine ! Je te ferais mon meilleur plat si tu me le rends !

Bon, ça c’était pour la partie gentille. Puisqu’il se revendiquait être un bâtard, alors elle aussi allait jouer dans la cours des saloperies. Elle s’excusa intérieurement auprès de son frère pour ce qu’elle s’apprêtait à dire. Mais il faut malgré tout savoir, que si elle profane des menaces, jamais elle ne les exécutera. Après tout, cet homme avait, lui aussi, une certaine utilité au village. Elle se hissa donc un peu plus haut sur le dos du don juan pour approcher sa bouche de son oreille. Ainsi, ce qu’elle lui dirait, seul lui pourrait l’entendre.

- Si tu abîme, ne serait-ce qu’une seule page, j’empoisonne ton prochain repas…

Quoi que, sur le coup, elle serait bien tentée de tester sur lui quelques poisons paralysants… Ainsi, elle pourrait prendre son temps pour dessiner les motifs de son torse et récupérer ses affaires.

Yuri ne voyait plus vraiment l’intérêt de cacher à cet homme sa nouvelle passion, puisqu’il détenait, ouvert sous ses yeux, le carnet qui expliquait, en détails l’utilisation et les effets de certains d’entre eux. Il n’avait que l’effort de lire quelques lignes à faire pour le comprendre. Bien sûre, il pourrait toujours se servir de cette information contre elle. Bien que cette passion n’ait rien d’illégale, Yuri préférait qu’elle ne s’ébruite pas de trop pour le moment. Elle ne voulait pas avoir à rendre de compte sur ce sujet. Il faut avouer aussi que sa maladresse n’aide pas non plus. Savoir que la plus empotée du village maniait du poison risquait d’affoler la population. Pourtant, elle avait fait d’énorme progrès en matière d’adresse. Comme quoi, une réputation colle à la peau.