Les humains… Ces créatures toutes aussi malfaisantes que fascinantes, que le jeune Kodama observait toujours discrètement circuler, veillant à rester dissimulé. Elles suscitaient toujours sa curiosité, lui qui ne se sentait pas tout le temps à sa place parmi les siens. Il fallait dire que son accoutrement n’était que peu apprécié de ses pairs, lui qui arborait fièrement son trésor auprès des siens : ce fantastique couvre-chef qu’il avait un jour retrouvé dans un champ, probablement abandonné par l’une de ces entités du peuple Ebisu. Une parure que nombre de ses camarades considéraient certainement comme trop humaine, le frappant dès lors d’un ostracisme issue de cette méfiance à son égard, lui qui accordait un intérêt trop prononcé à ces ennuyeux primates. Notre héros n’en avait toutefois que faire, car il savait que sa coiffe était la preuve de sa supériorité, et que les autres étaient tout simplement jaloux de son prestige.

En ce jour, peut-être que sa soif de découverte et son impatience l’avaient toutefois trahi, en ce que cet individu qu’il connaissait bien semblait l’avoir repéré. Ce n’était point la première fois durant ces années, qu’un humain finissait par remarquer sa présence. Bien souvent, ces derniers étaient alors pris de panique, redoutant vraisemblablement sa puissance incommensurable. D’autant plus depuis qu’il arborait son chapeau, véhiculant sûrement l’idée qu’il avait déjà triomphé d’un Homme. Néanmoins, celui dont il ignorait encore le nom, n’avait pour sa part nullement pris la fuite. Un sang-froid venant corroborer l’impression que le Yôkai s’était forgé de lui, dont il avait d’ores-et-déjà repéré les allers et venues en ce verger à l’atmosphère si particulière. Peut-être que lui aussi, malgré son appartenance à une autre espèce, comprenait et appréciait l’ambiance si chaleureuse de ce lieu si abondant en provisions.

L’espace de quelques instants, la créature de jade resta l’air interdit, manifestant une passivité que n’avait guère manqué de relever son vis-à-vis, dont le regard s’était indubitablement posé sur lui. Dans un geste a priori amical, celui-ci fit subséquemment rouler une pomme en sa direction, dont le Kodama vit terminer son mouvement à quelques mètres de lui. Maintenant une posture figée, il apparaissait certainement telle une étrange statue aux yeux de Jun’ichiro, fixant le fruit gisant désormais non loin de ses pieds. Puis, comme s’il surgissait soudainement d’une étrange torpeur, il se mit à trottiner vers cette offrande avec célérité, stoppant net sa course dès lors qu’il ne lui restait que quelques centimètres à parcourir. D’un air manifestement intrigué, il tapotait la pomme de la pointe de son bâton, comme s’il redoutait un piège dont il connaissait pourtant l’inexistence.

Tout à coup, il laissa alors s’échapper d’étranges sonorités, dont il était possible de percevoir la satisfaction qu’elles paraissaient exprimer. Reprenant sa marche sur la faible distance qu’il lui restait à accomplir, il commençait cette fois à renifler ce présent dont il avait d’ores-et-déjà identifié la nature, avant de s’en emparer avec une conviction contrastant grandement avec la relative hésitation qu’il venait de manifester. Le croquant à pleine dents, il était de toute évidence très satisfait de ce fruit goûteux, qu’il s’était mis à dévorer tout aussi vite qu’il avait fini par se l’accaparer. Penchant légèrement la tête sur le côté, il observait enfin son étrange bienfaiteur d’un air a priori intrigué, mais témoignant à s’y méprendre d’une certaine forme de gratitude ou de reconnaissance…

Le Kodama hochait la tête avec satisfaction. Geste auquel il adjoignit un signe qu'il avait parfois pu remarquer chez les humains, lorsque ceux-ci lui paraissaient heureux ou satisfaits, lui qui avait pu longuement les observer tout en s'efforçant de rester discret. Ce mouvement n'était autre qu'un pouce levé, qui malgré la petite taille de ses doigts, était encore discernable pour Jun'ichiro se tenant non loin de la scène. Autant d'indices qui lui feraient aisément réaliser que le Yôkai avait manifestement compris ses paroles, qui ne tombaient aucunement dans l'oreille d'un sourd. Une certitude qui serait sûrement confirmée en observant la nouvelle réaction de la créature, lorsqu'il lui demanda si elle voulait encore de la pomme : s'agitant de nouveau, elle frétillait à l'idée de se voir offrir un nouveau fruit, se précipitant de la même manière vers celui que le Jujoujin venait de faire rouler en sa direction, cette fois un peu plus proche.

Plus par habitude que par méfiance, le Kodama réitéra le rituel auquel il s'était précédemment adonné, tapotant la pomme du bout de son bâton, avant de la renifler pour enfin se l'approprier et la dévorer goulument. Son interlocuteur s'était pour sa part accroupi et l'observait avec curiosité, une situation qui ne l'avait guère fait fuir, même si c'était la première fois qu'il était confronté à un humain ne s'enfuyant pas après avoir détecté sa présence. Au contraire, cet individu paraissait légitimement intrigué et même bienveillant envers lui, outre le fait qu'il lui faisait ressentir un certain sens de la familiarité, puisqu'il l'avait régulièrement aperçu dans ce verger. Poursuivant sa tentative de prise de contact, le Jounin se présentait maintenant en bonne et due forme, demandant au Yôkai s'il vivait ici. Ce dernier stoppa alors soudainement sa dégustation, se figeant abruptement, avant de faire rouler son regard avec timidité en direction de celui qui venait de s'adresser à lui. Il resta ainsi muet quelques secondes, avant de rompre le silence.



Bombant le torse avec fierté, il pointait sa propre silhouette à l'aide son bâton, indiquant qu'il s'agissait de son propre nom. Prenant le temps de la réflexion, il était difficile de déterminer s'il cherchait simplement comment s'exprimer en langage humain, s'il avait peur ou s'il n'avait pas envie de se dévoiler davantage, ou s'il cherchait simplement à ordonner ses pensées avant de faire une réponse correcte.



Au fond de lui-même, Ringoku avait l'impression que ce mystérieux humain était un peu comme lui. Si sa demeure restait le village caché de Jujou, il l'avait déjà aperçu en ces lieux, et à l'instar de son rapport avec les autres Kodamas, peut-être que cet homme était aussi un peu à part, au regard de ses congères du Peuple Ebisu. La nouvelle question que le Jashiniste venait de lui poser, mettait d'ailleurs l'accent sur cette solitude à laquelle il venait lui-même de penser.

La petite créature observait attentivement les faits et gestes de l'humain qui lui faisait face. Une démarche qui ne reflétait guère un soudain regain de méfiance, mais qui n'était que la continuation naturelle de sa curiosité ; lui qui observait de loin ces bipèdes depuis quelques temps déjà. Levant les yeux en direction des branches les plus haut perchées du pommier, il suivait le mouvement du bras que venait d'effecuer Jun'ichiro, reportant son attention sur toutes les pommes appétissantes y étant suspendues. Un festin qui ne manquait point de le faire saliver, alors qu'il se reprenait maladroitement lorsqu'il entendit son interlocuteur lui poser une question. Bien souvent, il n'avait qu'à ramasser les fruits qui tombaient d'eux-mêmes ; il fallait dire que dans l'art de s'épargner des efforts inutiles, Ringoku était sans aucun doute un expert de premier ordre. Une nouvelle preuve irréfutable de son ingéniosité, quand bien même ne lésinait-il pas sur les efforts lorsque cela était nécessaire.



Sur cette énigmatique parole, le Kodama commença à effectuer quelques échauffements, faisant tournoyer ses bras tout en agrippant ses épaules, et s'adonnant à divers étirements de manière assez exagérée. Puis, ajustant la prise qu'il exerçait sur son bâton, il se mit à viser l'une des branches, et projeta son morceau de bois dont la percussion avec sa cible fit choir une pomme au sol. Se tournant vers le Jounin, son expression affichait de toute évidence une certaine satisfaction, voire une fierté qu'il appuyait en bombant le torse, avant de ramasser son sceptre et sa prise de guerre - qu'il dévora immédiatement.

Jun'ichiro se montrait par ailleurs des plus prévenants, redoutant d'avoir empiété sur le territoire du Yôkai, et s'excusant dès fois qu'il avait commis un impair. Un respect qui ne laissait pas Ringoku indifférent, même s'il ne s'était pas adjugé ce verger comme étant le sien. Bien trop d'humains avaient l'air au contraire arrogants, ou de considérer que tout leur était dû. Celui qui lui faisait face avait quelque chose de différent, et se préoccupait de considérations qui dépassaient sa seule personne. Il disait également la vérité, en ce que son petit vis-à-vis avait déjà pu le voir venir en ces lieux. Mais surtout, contrairement à tous les autres, il avait remarqué son glorieux couvre-chef ! Un être extraordinaire, qui était peut-être le premier à réellement le comprendre !



Son expression se faisant en revanche un peu plus grave, ou solennelle, lorsque le Jujoujin l'interrogea sur les raisons faisant qu'il se sentait mieux ici que dans la jungle, où se trouvaient la plupart de ses congénères.

Passant d'une position accroupie à assise, Jun'Ichiro renvoyait par sa gestuelle une attitude pacifique et prône au dialogue, que son interlocuteur atypique avait pu remarquer. Dans un phénomène de mimétisme, il imita ainsi ce mouvement, se retrouvant à son tour en tailleur, tandis qu'il écoutait ce qui à ses oreilles, sonnaient comme des révélations tout droit originaires d'un monde méconnu. Ces ramens avaient de toute évidence l'air d'un plat extraordinaire. Il était vrai que les humains excellaient dans cet art que l'on nommait communément cuisine, et l'évocation de tous ces ingrédients combinés ensemble faisait grandement saliver le Kodama. Outre son appétit qui s'en retrouvait stimulé, il réalisait plus que jamais tout ce que le monde avait à offrir, et dont il n'avait jusqu'à présent pu effleurer qu'une simple parcelle des plus limitées.



Perdu dans ses pensées, les compliments du Jujoujin envers son couvre-chef ne lui avaient dès lors guère suscité une réaction particulière autre qu'un discret sourire, difficilement discernable. Plus que jamais, il se sentait comme un grain de sable isolé, au milieu d'un univers qu'il n'aspirait qu'à découvrir, mais qu'il n'avait jamais osé explorer. Sa condition lui permettait-elle de réaliser une telle ambition seul ? S'il n'avait jamais douté de son potentiel, il restait malgré tout lucide sur ce qu'un Yôkai isolé pouvait espérer entreprendre ou explorer sur Onogoro. La suite des propos du Jounin ne faisait que corroborer ce qu'il avait rapidement réalisé de lui-même : le Peuple Ebisu se méfiait grandement de ses congénères, et cette peur se transmettait de génération en génération dès leur plus jeune âge chez les humains. Il fallait dire qu'objectivement, d'autres engeances d'Izanami moins pacifiques alimentaient grandement cette vision négative.

Le jeune homme lui-même, admettait s'être initialement méfié de Ringoku. Une démarche qu'il ne pouvait blâmer, et ce dernier était d'ailleurs heureux de le voir faire preuve de cette sincérité. Néanmoins, contrairement à bien d'autres, il était parvenu à dépasser sa défiance ou les a priori, et avaient pris le risque d'engager la discussion, favorisant la compréhension plutôt qu'une réaction de repli et de peur. C'était bien la première fois qu'il voyait un autre individu, capable de mettre ses préjugés de côté, et rechercher réellement à dépasser les clivages ; y compris en incluant les autres Kodamas qu'il connaissait. Car si les Hommes blâmaient et se méfiaient des Yôkais, la réciproque n'en était hélas bien souvent pas moins vraie. Un dialogue de sourd, ou une absence de dialogue tout court, où chaque camp se distinguait ironiquement par une attitude et des comportements très similaires. Aux yeux de Ringoku, Jun'Ichiro faisait ainsi exception, comme il avait toujours pensé être en décalage parmi les siens.



En son for intérieur, il pensait sincèrement qu'il appartenait aux personnes plus ouvertes comme eux de montrer l'exemple aux autres. Il était toutefois trop timide pour assumer ouvertement une telle prise de position, et ne voulait non plus imposer une quelconque forme de collaboration à son nouvel ami. Pourtant, ce n'était pas l'envie qu'il lui manquait, et il n'avait en cet instant qu'un seul désir : que cet humain lui fasse découvrir toute une facette du monde qu'il souhaitait ardemment connaître, et qui devait recéler tant d'autres merveilles et de trésors tels que ce formidable couvre-chef. Bien sûr, il espérait aussi qu'en s'associant, ils puissent un jour faire évoluer les mentalités. En l'état actuel, il ne s'agissait malheureusement que d'un simple rêve...

C'est alors que Jun'Ichiro lui proposa de lui faire goûter chez lui ces fameux ramens. Immédiatement, l'expression du Yôkai semblait comme s'illuminer, répondant favorablement à cette invitation en hochant vivement la tête. Sûrement était-il trop gêné pour verbaliser correctement sa réponse et son appréciation. Attendant quelques instants le temps de recouvrer ses esprits, il commença alors à faire germer une petite feuille du bout de son index. Puis, lorsqu'elle prit forme, il la désolidarisa de sa dextre en en détachant la tige, geste qui ne paraissait aucunement lui avoir fait mal. Il tendit enfin sa main en direction de son nouveau partenaire, lui offrant la création qu'il venait de produire en arborant cette fois un air plus embarassé.

Résumé: