Tandis qu’un nouveau jour illuminait les nombreux pins de l’ Épine, les pensées de Koji, elles, étaient inlassablement tournées vers le passé. Écho d’une vieille promesse, il peinait à oublier les paroles d’Hisashi, son fidèle comparse. Malgré le temps écoulé, le trentenaire avait beaucoup de mal à trouver une « nouvelle dynamique » à sa vie d’ascète. Depuis son brutal engagement, il s’était englué dans une routine indolore et quelque peu ennuyante. Alors quand sa mémoire lui rappela timidement ses désirs endormis, le moine semblait trébucher. Hésitant tel un enfant, il ne parvenait pas à se décider. Quel sens pouvait-il donner à son existence ?

Bien sûr, les murmures de sa foi l’incitaient à embrasser une voie pleine de tolérance et d’amour. Mais comment traduire ce vœu pieu en action ? N’avait-il pas déjà tout sacrifié en devenant un serviteur de la volonté divine ? Sa vie, au Temple de la Lune, n’était-elle pas le témoin absolu de sa détermination sans faille ? Que pouvait-il faire de plus ? Questions après questions, l’homme commençait à perdre pied. Heureusement pour lui, il sut se ressaisir au bon moment. Cet éclair de lucidité éloigna durablement ses doutes et ses craintes. Ainsi, se disait-il, si ses choix passés ne suffisaient pas à combler la Déesse, alors il lui fallait en faire de nouveaux.

À peine avait-il pris cette décision que l’évidence le frappa avec force. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Les Yokaï, voilà la source de sa rédemption prochaine. En effet, Sasaki avait toujours nourri beaucoup de tendresse et de curiosité pour ses êtres mystérieux. Suivant cet élan de bienveillance, il se mit soudainement en marche. L’heure était venue, il se devait d’intégrer le bureau d’étude de Toge No Sato. Pour ce faire, il suffisait d’approcher un membre connu de cette organisation. Or, étant à l’écoute de ses camarades, le Souhei savait pertinemment qui rencontrer : une prêtresse appartenant au clan Usui.

Le trajet se fit sans encombre. Les seuls obstacles rencontrés étaient les répétitions silencieuses, et quelque peu pitoyables, du Chuunin. Introverti de nature, il avait beaucoup de mal à initier le dialogue. C’est d’ailleurs pour cela qu’il menait une vie plutôt solitaire. Pourtant, cette fois-ci, il souhaitait dépasser sa nature timorée. Au fond de lui, il savait : le temps était venu d’assumer ses désirs. Pour la première fois depuis longtemps, Sasaki Koji fit le choix de vivre pleinement.



Une jeune femme élégante aux longs cheveux d’argent et au visage sculpté dans le marbre, cela ne pouvait être qu’elle. Quoique, durant un instant, Koji douta : la beauté de cette prêtresse dépassait ses attentes. Bien qu’il fût insensible aux charmes de la chair, le moine dut se résoudre à admirer cette inconnue.

Quelle femme singulière… Malgré l’interpellation un peu gauche de Koji, aucune surprise ne vint déformer son visage. Au contraire, il n’y fleurit qu’un doux sourire, plein de bienveillance et de tendresse. C’était comme si elle incarnait une beauté intemporelle. Gracieuse autant dans ses mouvements que dans ces mots, la prêtresse paraissait irréelle. Cependant, ce portrait n’était peut-être pas très fidèle. En effet, l’homme aux iris ambrés ne put s’empêcher de penser à sa fille aînée. Elle aussi possédait de tels traits. Lorsqu’il réalisa sa courte errance, il se força à renouer avec la réalité.

De nouveau concentré sur l’échange, le moine prit une moue songeuse. Son index droit sur les lèvres, il cherchait les bons mots. Comment expliquer ses ambitions sans paraître pour un fou ou bien un naïf ? Après tout, même son partenaire Hisashi, s’était moqué de ses désirs et l’avait traité d’enfant capricieux. Alors comment une inconnue allait réagir à un tel aveu ? Ne pouvant pas baser son argumentaire sur de simples apparences, le trentenaire fit le choix de l’honnêteté. Au pire, que risquait-il ? Quelques brimades et un moment de solitude ? Il pouvait y survivre.



Pour marquer son respect, l’ancien père de famille s’inclina avec humilité. Peut-être même un peu trop, on aura pu croire que son nez allait toucher le sol. Puis, il retrouva une posture digne de son rang.



À ses mots, les yeux du Chuunin se dirigèrent vers les cieux. C’était comme si ses propos étaient une promesse faite aux étoiles.



À présent, il fixait le regard de son interlocutrice. La flamme de la détermination pouvait se lire dans ses pupilles.

Par chance, Koji sut attirer la curiosité de la jeune femme. Soulagé du poids d’un possible échec, il commença à se détendre. Peu à peu, les raideurs qui entravaient ses muscles s’estompèrent. Bien sûr, il garda une allure digne et respectueuse, cependant, il semblait plus à l’aise, plus léger. Sa timidité naturelle rendait tous les premiers échanges quelque peu difficiles. Non pas parce que les mots lui manquaient, mais plutôt parce qu’il se mettait beaucoup trop de pression. Envisageant le pire, le trentenaire tentait à tout prix de se rendre agréable, quitte à manquer de mordant.



Rassuré par le ton de l’échange, le Souhei baissa rapidement la garde et avoua sans condition quelle était sa foi. Peut-être était-ce là encore les conséquences de ses réminiscences familiales. Un visage soi-disant oublié qui surgit du néant pour hanter l’âme tourmentée.



Surpris de voir un tel accueil, il ne put s’empêcher de rougir. Voilà, enfin, une personne raisonnable, pensa-t-il. Excité par cette nouvelle rencontre et les possibles qu’elle pouvait engendrer, le Chuunin s’empressa de répondre à son interlocutrice. L’exaltation pouvait aussi bien se lire sur son visage qu’au sein de ses pupilles ambrées. Le voilà redevenu un jeune garçon, plein d’espoir et de rêve.



Désormais, l’ancien père de famille était lancé. Son débit de parole s’accélérait à mesure qu’il évoquait ses ambitions. Naïf, il ne prenait aucune précaution et s’ouvrait à l’inconnue sans crainte. Pour finir son exposé, il mit en avant un dernier argument. Sûrement une tentative pour convaincre cette Usui Shizuka.

Malgré l’accueil plus que positif de la prêtresse, Koji regretta ses mots. Oublier ainsi toute prudence, aurait pu être désastreux pour l’ambitieux Souhei. Quelques oreilles mal avisées, et le voilà mis au placard. Après tout, l’Édenisme ne faisait pas réellement consensus. Pour certains, il s’agissait même d’un affront à la vraie foi. À l’avenir, il se promit de garder les pieds sur terre, bien ancrés dans le sol. Les aveux devront attendre qu’une preuve soit offerte désormais, telle qu’une bague par exemple.



Ces paroles donnèrent naissance à une courte réflexion. Durant ce bref instant, le Chuunin compara l’héritage des divers Dieux et Déesses. Chaque conte, chaque légende, chaque mythologie furent examinés. Cherchant une quelconque inclinaison au profit des Yokai, le moine fouilla sa mémoire avec ardeur et passion. Finalement, il arriva à une conclusion plutôt timorée.



Marquant une courte pause, le trentenaire semblait pensif. Il n’avait pas l’habitude de parler autant de la religion. Enfin, autrement qu’avec lui-même. Par la suite, il rebondit sur la question de la difficile communication avec les créatures d’origines divines.



Comment persuader le reste du monde et comment changer les mentalités ? Eh bien, l’esprit de cette Usui Shizuka était très aiguisé. C’était agréable de converser avec elle, pensa l’ancien père de famille.

Une nouvelle fois, la langue de Koji s’était enflammée. Frustré de ne pouvoir converser librement de sa foi, il en avait perdu la tempérance. Même si ses mots n’étaient guère tempétueux, il sentit son interlocutrice se raidire. En avait-il trop dit ? Pourtant, à ses yeux, tout ceci n’était que des banalités, des ersatz de sa pensée profonde. À cet instant, le Souhei se souvint qu’à aucun moment Usui Shizuka n’avait énoncé ses croyances. Trop occupé à philosopher, il s’était exposé et en subissait désormais les foudres. Heureusement, la jeune femme savait se montrer courtoise. Interrogé sur la notion de blasphème, le trentenaire se montra particulièrement sûr de lui. Ces questions avaient une trouvé une réponse il y a bien des années.







Par chance, la prêtresse semblait intéressée par la notion de cohabitation. Soulagé, le Chuunin s’empressa de répondre à sa curiosité. Pour ce faire, il continua sur sa lancée et dégagea une certaine sérénité.




La perspicacité de la demoiselle piqua l’ego du moine. Elle avait raison, il n’était qu’un doux rêveur. Néanmoins, il se savait prêt à agir, à se salir les mains, à inscrire la réalité du sceau de ses ambitions.

Une nouvelle fois, la passion du trentenaire fut pointée du doigt. Même s’il acceptait cette critique aisément, elle le ramena loin dans son passé. Avant les enseignements du Temple, avant le deuil, avant l’ennui, Koji était connu pour sa naïveté et sa fougue sans limite. Sa bonne humeur assurait à ses enfants de longs moments joyeux. Cependant, sa femme craignait cet ardent brasier. Car tout bonheur porte une ombre en son sein, et pour le Sasaki, il s’agissait de sa tendance à croire n’importe qui. Seul son ami de toujours arrivait à tempérer ce caractère impétueux. Il apportait la raison dans ce duo inséparable. Malheureusement, aujourd’hui il n’était plus. Il était donc d’autant plus difficile pour le dévot de paraître mesuré. Néanmoins, après un nouveau soupir, il refoula ses désirs et adressa un prompt remerciement à son interlocutrice.



Une fois ces mots prononcés, le Souhei lança un regard déterminé vers les cieux. L’énonciation de cet autre rêveur ne fit que renforcer ses sentiments. Le monde était en train de changer.


 

Après ce nouvel élan quelque peu exalté, le Chuunin redevint un moine au visage sévère. L’heure des « au revoir » était venue. Il fallait se montrer digne de sa mission.